mardi, novembre 07, 2006

ÉRINYES ou EUMÉNIDES

Nom donné dans la mythologie grecque aux déesses de la vengeance, que les Latins identifièrent avec leurs Furies. Les Anciens les appellent par antiphrase les Euménides, c’est-à-dire les Bienveillantes, de manière à s’attirer leurs bonnes grâces en les flattant. D’après Hésiode, elles naquirent du sang que la mutilation d’Ouranos répandit sur la Terre ; chez Eschyle, elles sont filles de la Nuit ; chez Sophocle, filles de l’Ombre et de la Terre. Euripide fut le premier à préciser qu’elles étaient trois. Des écrivains postérieurs les nomment Alecto (l’Implacable), Tisiphone (la Vengeresse du meurtre) et Mégère (la Jalouse). Déesses primitives, elles ne reconnaissent que leur propre loi, et Zeus lui-même doit leur obéir. On les représente ailées, coiffées de serpents et armées de fouets ou de torches. Elles habitent le royaume des Ombres. Elles punissent impitoyablement tous les crimes contre les lois de la société humaine, notamment les fautes contre la famille : elles tourmentent sans répit leur victime, qu’elles frappent souvent de folie.

Eschyle croit à la justice divine. Et en particulier lorsqu’il s’agit de fautes mettant en cause soit le respect des dieux soit la vie des humains. Ses vers résonnent un peu partout du nom des Érinyes, les déesses vengeresses attachées à poursuivre le crime. Et à chaque instant il répète que toute faute est un jour châtiée. « Nul rempart ne sauvera celui qui, enivré de sa richesse, a renversé l’auguste autel de la Justice ; il périra. » C’est la vieille croyance grecque à la némésis , mais revue et rendue plus morale ; car, pour Eschyle, les dieux ne punissent plus simplement ceux qui s’élèvent trop haut : ils punissent une faute, ils incarnent la justice.
De fait, Eschyle évoque une justice qui ne va pas sans cruauté, et dont le principe, pour nous modernes, est parfois assez déroutant.

Car les dieux prévoient de loin. S’il est un mortel qu’ils veuillent perdre, ils lui dressent des pièges, contribuent à son égarement, et l’orientent alors aisément vers la faute qui le perdra. C’est ainsi que les dieux eux-mêmes ont suggéré à Agamemnon de verser le sang de sa fille Iphigénie. Ils ont fait comme Clytemnestre, invitant ce même Agamemnon à pénétrer dans sa demeure en marchant sur la pourpre.

On a donc raison d’avoir peur, de guetter le sens des actes. Et l’on doit d’autant plus trembler que ces mêmes dieux d’Eschyle, une fois la faute commise, ne limitent pas leur colère à l’auteur de cette faute.

La tragédie des Sept contre Thèbes relate la guerre qui opposa entre eux Étéocle et Polynice, les deux fils d’Œdipe, maudits par leur père. Or tous les drames de la vie d’Œdipe venaient de ce qu’il avait tué son père Laios. Et le responsable des maux de toute cette race était précisément Laios, qui avait engendré un fils malgré l’ordre formel des dieux. On a donc, à la suite, trois générations. Et toutes trois expient la même faute initiale. Quand commence la pièce, on sait qu’Œdipe a maudit ses fils, et qu’ils doivent se tuer l’un l’autre, entraînant Thèbes à la ruine. Est-ce possible ?

Cette continuité dans le châtiment est d’autant plus terrifiante qu’elle suppose, à son tour, comme une cascade de fautes. Car le châtiment est bien d’origine divine ; mais il ne se réalise que par l’intermédiaire de quelque action humaine, elle-même criminelle. Alors, où s’arrêter ? comment finir ? comment échapper à cette suite de meurtres et de souffrances ? Ce grand problème est celui qui domine la seule trilogie conservée dans son ensemble, L’Orestie .

Ce coupable malgré lui devra-t-il payer, lui aussi, pour un meurtre auquel ne présidait aucun mobile bas ou sacrilège ? C’est le problème que pose la trilogie et auquel la dernière pièce, Les Euménides , vient apporter une réponse. Oreste y apparaît pourchassé par les Érinyes. Horribles à voir, elles incarnent la loi du talion. Mais Oreste a des protecteurs en la personne des dieux olympiens : Apollon, qui avait ordonné le meurtre, promet son secours et Athéna, sœur d’Apollon, organise à Athènes un jugement en forme ; Oreste est acquitté. Les vieilles divinités, convaincues par Athéna, acceptent de se faire les protectrices d’Athènes, où elles feront désormais régner l’ordre par le seul effet de la crainte. À l’orée de tant de crimes, on voit naître une justice humaine

Tous ces drames relatifs à diverses familles mythiques, dès l’origine vouées au désastre, sont donc autant de méditations sur les voies complexes de la colère divine. Et toutes reflètent une même angoisse, une même foi.

Comment n’aurait-on pas d’angoisse, quand on ne sait jamais quand un dieu va frapper ? Et pourtant comment n’aurait-on pas la certitude d’une justice divine, quand on voit tant de coups s’abattre sur les coupables ? Et non seulement ces coups s’abattent avec justice : ils s’abattent, en fait, pour le bien même des hommes. Ils sont une leçon de sagesse. C’est ce que le chœur d’Agamemnon appelle une « violence bienfaisante », et Zeus donne pour loi aux mortels une règle cruelle et bonne : « Souffrir pour comprendre. »

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