vendredi, novembre 03, 2006

Mythologie et ontologie : Naissance d’un langage

Plus difficile à saisir est le processus par lequel un vocabulaire ontologique se substitue aux noms des éléments. Par un emprunt partiel au vocabulaire déjà technique des arts du nombre et de la figure, il range, par exemple, dans les tables pythagoriciennes, l’Un et la Dyade, la Limite et l’Infini, en colonne avec le Mâle et le Féminin, la Lumière et la Ténèbre. Empruntant pour une autre part au vocabulaire technique des arts de la parole et de l’écriture, il se réfère aux souffles et aux mesures des poètes, ou aux arrangements de traits, de ronds et de demi-ronds des graveurs de lettres. Mais là n’est peut-être pas l’essentiel. L’essentiel serait l’élévation à un niveau supérieur, disons de l’abstraction, ou de la conceptualisation. Que l’on mette au commencement avec les Ioniens, par exemple, l’Eau, l’Air ou le Feu, là n’est pas la chose importante. Le choix concret fait entre trois ou quatre possibilités importe beaucoup moins que le choix fait d’un principe et d’un seul. Quelle meilleure façon de signifier l’unicité du principe que de le nommer l’« Un » ? Comment faire entendre que la chose conçue tout à fait au commencement, voire avant le commencement, suffit à engendrer toutes les autres choses connues avec leurs formes et leurs limites, sans se confondre avec aucune, mieux qu’en l’appelant le « Sans-Limite » ? Une démarche régressive saisit sous le nom usuel une signification seconde, dont la valeur propre vide le nom usuel de son premier sens au profit d’un autre plus essentiel : pour cet autre, inadéquatement désigné, elle invente des mots plus purs, substituables aux premiers dans les mêmes phrases, ou dans des phrases bâties sur le même modèle. Que l’on place cet inconnu en position de sujet sous-entendu dans l’énoncé théologique traditionnel : « (il) a été, (il) est, (il) sera », ou dans un énoncé correctif : « (il) n’a pas été, (il) ne sera pas, puisqu’(il) est tout entier tout à la fois présent », et l’on reconstitue les débuts de l’ontologie. Reste à compléter ce discours naissant en ajoutant de nouveaux vocables en position d’attributs, et à forger le nom neutre de l’Être pour le mettre à la place de l’inconnu auquel réfère le pronom.

Ces noms entrent dans des phrases de structure grammaticale correcte, et les phrases s’emboîtent selon des lois connues : tantôt un moule rythmo-poétique, tantôt des schémas gnomiques, et même des groupes de propositions enchaînées à la manière des géomètres. Ainsi se forge un nouveau discours qui veut dire les plus grandes choses. Il n’est pas fait « rien que de mots ». Il se veut « discours plein de sens ». Comme le sens même inaccessible se donne toujours avec une phrase, quelle meilleure façon de le désigner que de promouvoir un usage noble pour le mot qui signifie le « Discours = Logos » ?

Le discours réglé

Qu’il ait été formé ou non à partir d’une racine signifiant « cueillir », « recueillir », « rassembler », le terme « logos » avait déjà pris en une haute époque le sens de « récit » ou « parole ». Le logos comme récit est alors qualifié de « sacré », ce qui suppose, par opposition, un récit profane. Mythos et Logos se sont séparés comme se spécifiaient, d’une part, des emplois beaucoup plus techniques de « logos » ; et comme, d’autre part, se précisait une problématique de l’illusion ou du mensonge. Le logos a pris le sens sévère d’un discours bien réglé, discipliné pour la conquête de la vérité. Le mythos a pris le sens fascinant de la parole servant à créer l’illusion, bienfaisante ou malfaisante. Même les dieux trompent, et parfois méchamment ; même leur parole bienveillante trompe, parce qu’elle dissimule des arrière-fonds de sens inintelligibles aux mortels. Reste à discerner les variétés de sens qu’a adoptées « logos » comme parole disciplinée, ordonnée à la conquête de la vérité.

Pour les spécialistes dans les arts de la parole, poètes, rhéteurs et grammairiens, « logos » a désigné le « récit », le « discours », et semble avoir ensuite pris le sens de la « formule » où l’essentiel est condensé, ou de la « loi » selon laquelle le discours progresse. C’est un discours plein de sens. Des expressions signifient « discours inintelligible », « parler barbare », « rien que mots ». D’autres expressions parallèles et contraires disent « rien que le sens », « tête du discours ». Logos semble avoir été employé pour dire le plus précieux du discours parlé, à côté de la Gnômè et du Noûs. La loi selon laquelle le discours progresse est parfois « analogique », selon le schéma scalaire : « ce que a est à b , b l’est à c ; ce que b est à c , c l’est à d . » Elle peut être calquée sur la démonstration géométrique. Ainsi passe-t-on du sens de « discours réglé » au sens de « raisonnement », et à la « raison ». Les sophistes, après les poètes, ont créé un art de mesurer la parole, ou de distribuer le discours dans le temps. Ces pratiques justifient l’usage parallèle de mesurer un débit quelconque, tel le débit d’un courant d’eau. Pourquoi ne pas mesurer de la même façon le débit du feu cosmique coulant en eau, et vice versa ? Voire le débit du temps ? Logos a pris à la haute époque le sens de « la mesure », et assumé par là un usage philosophique.

Reste à apprécier à quelle date le Logos a été hypostasié en entité divine. Il n’est pas impossible qu’il l’ait été en un temps reculé, selon le processus qui a érigé la Dikè en fille de Zeus – le Logos pourrait être un équivalent abstrait d’Hermès ou d’Apollon ; néanmoins, il semble que ce ne fut pas le cas. Les stoïciens ont hypostasié une Raison de l’univers. Les néo-platoniciens et autres doctrinaires de basse époque ont hypostasié un Logos, ou Verbe divin, rangé entre un Noûs et une Psyché. Dans le discours héraclitéen de haute époque, le Logos désignerait la parole sensée du maître, le sens de cette parole, et parallèlement la mesure selon laquelle le Feu se change en Eau. Il n’est pas nécessaire de l’ériger en nom propre pour lui donner un sens divin.

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