samedi, janvier 05, 2008

Les origines Arabes de l'athéisme philosophique Européen (partie 1)

LE DE TRIBUS IMPOSTORIBUS
ET
LES ORIGINES ARABES DE L’ATHEISME PHILOSOPHIQUE EUROPEEN

Un livre a hanté l’esprit des érudits du Moyen-Age et de la Renaissance: le De tribus impostoribus, ou Livre des trois imposteurs. Sa thèse, scandaleuse entre toutes aux yeux des autorités de l’époque, était que Moïse, Jésus et Mahomet, abusant de la crédulité publique, n’avaient fait que tromper l’humanité par les moyens de la religion.
La légende veut que ce traité anonyme ait voyagé clandestinement à travers toute l’Europe, à l’état de manuscrit recopié, dès le XIIIe siècle. Tout au long de l’histoire, nombreux sont ceux à qui l’on en a attribué l’écriture : Boccace, Pomponazzi, Machiavel, l’Arétin, Michel Servet, Jérôme Cardan, Giordano Bruno, Tommaso Campanella, Vanini, Hobbes, Spinoza, et plus tardivement, le baron d’Holbach.
Mais le premier à avoir été soupçonné fut l’empereur Frédéric II (ainsi que son secrétaire Pierre des Vignes), qui, en 1239, fut accusé par le pape Grégoire IX d’en avoir exprimé l’idée blasphématoire en déclarant que Moïse, Jésus-Christ et Mahomet étaient les trois plus grands imposteurs qui aient jamais berné l’humanité. Ce livre maudit devint enfin, aux XVIIe et XVIIIe siècles, le manifeste caché de plusieurs générations d’esprits libres, et nombreux furent les philosophes qui le recherchèrent pour le réfuter ou pour y puiser des arguments contre les religions de leur temps.
A ce jour, seules deux versions du De tribus impostoribus nous sont parvenues.
  • La première, sous forme de manuscrit rédigé en latin, date de 1688 ; intitulée à l’origine De imposturis religionum breve compendium et publiée vers 1753 sous la date fictive de 1598, elle est attribuée à Johan Joachim Müller, juriste de formation, qui en composa le texte à l’occasion d’une rencontre académique qui eut lieu à l’université de Kiel.

  • La seconde version du De tribus impostoribus, prétendument traduite du latin d’après un manuscrit volé dans la bibliothèque du Prince de Saxe, est en fait un traité rédigé en français et publié en 1719 en Hollande sous le titre de La Vie et l’Esprit de M. Benoit Spinoza, puis réédité dès 1721 sous le titre de Traité (ou Livre) des trois imposteurs. Cette seconde version est attribuée à Jean Maximilien Lucas (et non à Jean Rousset de Missy, comme l’écrit Raoul Vaneigem dans son édition du Livre des trois imposteurs parue en France en 2002). Tout au long du XVIIIe siècle, les libraires entretinrent la confusion entre cet ouvrage et celui qui était attribué à Frédéric II ou à son secrétaire Pierre des Vignes, afin de réaliser d’intéressantes opérations commerciales aux dépens des bibliophiles et des érudits appâtés par la découverte d’un livre aussi rare que sulfureux. Il a d’ailleurs été récemment démontré que ce Traité des trois imposteurs / Esprit de Spinoza était pour partie composé d’extraits traduits et juxtaposés provenant des Dialogues de Jules César Vanini, de l’Ethique et du Traité théologico-politique de Spinoza, du Léviathan de Hobbes, ainsi que d’autres ouvrages appartenant à la tradition intellectuelle du libertinage érudit – tous ces fragments, qui sont bien sûr reproduits sans indication d’origine, formant un « collage soigneux de textes allant dans le même sens ».
    On ne possède donc pas de version du De tribus impostoribus antérieure au XVIIe siècle, et les témoignages de ceux qui affirment l’avoir eu entre les mains avant 1650 restent malheureusement invérifiables. Beaucoup de spécialistes ont donc conclu à l’inexistence de ce livre, qui n’aurait été qu’une sorte de fantasme collectif auquel le siècle des libertins érudits, et lui seul, aurait prêté une réalité éditoriale.
    Mais, si le De tribus impostoribus n’a probablement jamais existé autrement que par son titre, ce titre lui-même, d’où vient-il ? A qui doit-on l’audace d’avoir refusé d’un même mouvement l’autorité des religions juive, chrétienne et musulmane, et l’élégance de l’avoir exprimé de façon si concise, si frappante ?
  • La réponse à ces questions ne se trouve pas en Europe : le « blasphème des Trois Imposteurs » trouve en fait son origine la plus vraisemblable dans l’aire culturelle arabo musulmane. Au XIXe siècle, on en trouvait déjà l’intuition chez Ernest Renan, et cette intuition s’est vue depuis confirmée et argumentée à deux reprises.
    Dans son ouvrage sur Averroès et l’averroïsme (1852), Renan avançait l’idée suivante : si le XIIIe siècle a pu étudier sous le même rapport les trois monothéismes (et le mensonge qui leur est consubstantiel), c’est parce que l’apparition de l’islam en tant que dernière religion révélée imposait l’analyse comparée de ses dogmes et de ceux du christianisme et du judaïsme. Aux yeux de l’Occident médiéval, c’est ce comparatisme, combiné sans doute avec l’esprit de libre examen des opinions hérité du rationalisme antique, qui a fait passer la philosophie arabe pour une philosophie athée.
  • De là naquit en particulier la légende d’un Averroès incrédule, à qui l’on attribua le mot suivant, fort proche du thème du De tribus impostoribus : « Il y a trois religions […] dont l’u ne est impossible, c’est le christianisme ; une autre est une religion d’enfants, c’est le judaïsme ; la troisième est une religion de porcs, c’est l’islamisme. »
  • En fait, comme l’affirme Renan, « chacun glosait à sa manière et faisait penser à Averroès ce qu’il n’osait dire en son propre nom ». L’épicentre de ce séisme qui ébranla « la base même de la foi » se situait à la cour des Hohenstaufen, devenue « centre actif de culture arabe et d’indifférence religieuse » sous l’influence d’un Frédéric II tout à la fois hostile à la papauté et fasciné par le monde arabe, symbole à ses yeux de la liberté de pensée et de la science rationnelle. Et le blasphème des Trois Imposteurs, selon Renan, résumait en fait ce courant de l’hétérodoxie qui représentait au Moyen-Age « l’incrédulité matérialiste, provenant de l’étude des Arabes et se couvrant du nom d’Averroès ».
  • Les thèses de Renan sur l’averroïsme sont aujourd’hui très discutées ; mais que le De tribus impostoribus puisse avoir partie liée avec la civilisation arabo-musulmane, c’était là une belle intuition, que les recherches de l’orientaliste Louis Massignon confirmèrent en 1920.

  • Dans un article intitulé « La légende De tribus impostoribus et ses origines islamiques », Louis Massignon présente deux documents à l’appui de cette idée.
  • Le premier, donné comme « un texte initiatique dû à une secte musulmane hétérodoxe, les Qarmates », est en fait « une circulaire confidentielle sur la méthode à suivre pour la propagande », envoyée au début du Xe siècle au chef qarmate Abu Tahir al-Djannabi, et qui lui expliquait comment réfuter Moïse, Jésus-Christ et Mahomet en montrant leurs contradictions. Mais le second document, qui en est le résumé modifié dans un ouvrage plus tardif, « nous donne enfin la légende des “Trois Imposteurs” sous sa forme définitive » en attribuant directement à Abu Tahir le propos suivant : « En ce monde trois individus ont corrompu les hommes, un berger, un médecin et un chamelier.
  • Et ce chamelier a été le pire escamoteur, le pire prestidigitateur des trois. » Louis Massignon ajoute : « On reconnaît dans le berger Moïse, le médecin Jésus, et le chamelier Mohammed. C’est la donnée même de la légende des “Trois Imposteurs”, fixée ainsi vers 1080 au plus tard – soit au moins cent cinquante ans avant son apparition dans la Chrétienté occidentale. »
  • Qu’on nous permette ici de faire une digression sur le mouvement qarmate. Né en 907, Abu Tahir al-Djannabi en fut, jusqu’à sa mort en 944, l’un des principaux chefs de guerre. Les Qarmates étaient des ismaéliens dissidents, apparus en Mésopotamie à la fin du IXe siècle, et convaincus du retour prochain du mahdi Muhammad fils d’Ismaïl ; ils s’opposèrent donc violemment aux autorités ismaéliennes fatimides, en refusant de faire allégeance au futur mahdi des Fatimides. Cette opposition devint une insurrection qui se développa par la suite en un large mouvement de lutte contre les doctrines islamiques exotériques et contre les institutions politiques qui s’appuyaient sur elles. Durant le X e siècle, la révolte qarmate s’étendit à la Syrie et à la Palestine, à la péninsule arabique ( Bahrein où fut fondé un Etat qarmate, et Yémen), au Khorasan (Perse orientale) et à la Transoxiane (territoires situés audelà de l’Amou Daria, en Asie centrale), menaçant de déstabiliser tout l’empire abbasside........

par Patrick Marcolini

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Good words.