mercredi, décembre 13, 2006

Les Mémorables, premier témoignage explicite sur la doctrine de Dieu

Le chapitre I, 4, rapporte un entretien de Socrate avec Aristodème,( que nous connaissons par le Banquet de Platon ).

Aristodème n'offre aux dieux ni sacrifices, ni prières, ne fait pas usage de la divination et se moque des gens qui pratiquent. Il n'a pas été conduit à l'incroyance par les plaisirs charnels. Ce sont des raisons d'ordre intellectuel qui l'empêchent de croire. Il ne demande qu'a être convaincu. Socrate va donc lui prouver que les dieux existent.

1. Les dieux existent.

La première preuve comporte deux arguments.
* Un relatif au microcosme :
Créer des êtres vivants, actifs et intelligents est plus admirable que de créer des êtres sans vie, à condition que cette création ne soit pas de hasard, mais réponde à un dessein, à une fin utile. Or le Créateur de l'homme a songé à l'utilité en donnant des yeux pour voir..etc.. Il en va de même des instincts naturels. On est donc en présence d'un démiurge sage et ami des hommes. Ce carctère téléologique de la stucture du corps était déjà marquée dans le Timée. Et l'argument du Créateur sage et bon reparaît dans un développement du C.H. V.

" Veux-tu encore contempler dieu au travers des êtres mortels, de ceux qui vivent sur la terre, considère, mon enfant, comment l'homme est façonné dans le ventre maternel, examine avec soin la technique de cette production et apprends à connaître qui est celui qui façonna cette belle, cette divine image de l'homme. Qui a tracé le cercle des yeux ? .....Qui donc a créé toutes ces choses ? Quel père, quelle mère, sinon le Dieu invisible, qui par son propre vouloir a tout fabriqué. Nul n'avance qu'une statue ou une peinture puisse avoir été produite sans sculpteur et sans peintre, et cette création serait venue à l'être sans Créateur ? O comble d'aveuglement, ô comble d'impiété, ô comble d'irréflexion. Ne vas jamais, ô mon fils Tat, séparer les oeuvres créées de leur Créateur.".

* Un relatif au macrocosme.
L'homme, qui possède la faculté de penser, n'est composé que d'une infime portion des quatre éléments dont est formé le monde. Est-il croyable que l'homme, cet être minuscule, ait ravi par quelque chance heureuse un intellect dont seraient privés ces êtres immenses et de nombre infini qui sont au ciel et conservent leur ordre admirable ? C'est l'argument a fortiori tiré de la comparaison du microcosme avec le macrocosme. Si l'intellect de l'homme peut se porter à la fois partout, à plus forte raison Dieu, qui est l'intellect de l'Univers, peut-il veiller à tout instant sur toutes choses.

Ce raisonnement apparaît dans le Philèbe, 28,c ." Tous les sages s'accordent pour affirmer que l'Intellect est le roi de notre Univers et de notre terre. En effet on ne peut concevoir que l'Univers soit régi par une puissance irrationnelle et aveugle, il faut dire au contraire, avec les prédecesseurs,qu'il est ordonné et par un Intellect et une Pensée admirablement sage .....les quatre éléments qui constituent la nature des corps vivants composent aussi le monde. Evidemment, ce n'est pas de la portion de l'élément qui est en nous qu'est engendré l'élément dans le monde, mais inversement. Ce n'est pas de notre corps que le corps du monde dérive sa substance, mais inversement.

Or notre corps a une âme : d'où l'a-t-il prise, si le corps du monde n'est pas lui aussi animé, doué des mêmes propriétés que le nôtre, mais d'une façon bien plus belle ?
Il ne se peut qu'il y ait dans le Tout une sagesse et un Intellect qui ordonne et règle les années, les saisons et les mois, c'est à dire, puisqu'il n'est pas d'intellect sans âme, une Ame royale et un Intellect royal. Ainsi rejoint-on les sages qui, depuis longtemps, proclament que l'Intellect régit, de toute éternité, l'Univers "

Il semble que cette preuve cosmologique, commune à Xénophon, Platon et Aristote, remonte à Diogène d'Apollonie. Et cette question : " d'où l'homme tient-il son âme sinon de l'Ame du Tout ? ", devient un dogme positif que l'on retrouve dans C.H. X : ( Corpus Hermeticum)
" N'as-tu pas entendu dire que c'est d'une seule âme, l'Ame du tout, qu'ont été détachées et comme distribuées toutes les âmes qui tourbillonnent dans le monde ?"

Dans C.H.XI : "Et qu'y a-t-il de merveilleux pour Dieu à créer à la fois la vie, l'âme l'immortalité, le changement, alors que tu fais toi-même tant de choses différentes ? ....De même que, si ton activité est suspendue dans les fonctions qui t'appartiennent, tu n'es plus un vivant, de même si l'activité de Dieu est supendue dans les fonctions qui lui appartiennent, Dieu, chose impie à dire, n'est plus Dieu."

2. Question de Socrate : l'âme.

" Socrate : Est-il possible que l'homme soit seul à posséder une âme, et que le Tout, infiniment excellent, n'en ait pas ?
Aristodème : c'est croyable, car je ne vois pas les dieux qui dirigent le monde alors que je vois les artisans des oeuvres qui sont produites ici-bas.
Socrate : Mais on ne voit pas non plus son âme, qui pourtant dirige le corps, en sorte que si on concluait de l'invisibilité de l'âme à son inexistence, il faudrait penser qu'Aristodème n'ayant point d'âme, n'agit jamais par dessein, mais toujours au hasard." (Xénophon, Mémorables, 9 ).
Et dans la Cyropédie, VIII, 7, 17, exhortation de Cyrus mourant à ses fils :
" N'allez pas vous figurer savoir de science certaine que, lorsque j'aurai quitté cette vie, je ne serai plus : car, à cette heure même non plus, vous ne voyez pas mon âme, ce n'est que par ses actions que vous constatez qu'elle existe"......

" Quand se dissout le composé humain, il est aisé de voir que chaque partie retourne à ce qui lui est congénère, sauf l'âme : l'âme seule est toujours invisible, et quand elle est présente et quand elle s'en va "
Que l'âme existe bien qu'elle soit invisible, c'est ce qu'affirme aussi Platon dans un passage des Lois, X, 898, d-e.
L'argument fondé sur la comparaison de l'âme invisible avec Dieu invisible est développé dans les Mémorables, IV, 3, 13, 14 :
" Tu te rendras compte que je dis vrai si, loin d'attendre que les dieux t'aient apparus sous des formes visibles, il te suffit de voir leurs oeuvres. Celui qui ordonne et maintient ensemble l'Univers, on voit bien qu'il accomplit les oeuvres les plus sublimes, mais il n'en demeure pas moins invisible pour nous dans ce travail d'organisation. L'âme humaine qui, plus que toute autre chose de ce qui est de l'homme, participe au divin, règne évidemment en nous, et cependant, elle non plus, on ne la voit pas.".

Ici encore, les parallélismes entre Xénophon et Platon nous conduit à la source commune de Diogène d'Apollonie.

Mais dans la filiation inverse, Les Mémorables nous conduisent au texte hermétique, C.H. V 2 :
" Toi donc, ô mon fils Tat, prie d'abord le Seigneur et Père et Seul, et qui n'est pas l'Un, mais source de l'Un, de se montrer propice, afin que tu puisses saisir par la pensée ce Dieu qui est si grand et qu'il fasse luire ne fût-ce q'un seul de ses rayons sur ton intelligence. Seule, en effet, la pensée voit l'inapparent, puisqu'elle est elle-même inapparente. Si tu le peux, l'inapparent apparaîtra donc aux yeux de ton intellect, ô Tat : car le Seigneur, qui est sans envie se manifeste à travers le monde entier....Peux-tu voir ta pensée et la saisir de tes propres mains et contempler l'image de Dieu ? mais si ce qui est en toi est inapparent, comment Dieu se manifestera-il à toi en lui-même par les yeux du corps ?"
Le même argument dans C.H. XI, 22 : "L'intellect se rend visible dans l'acte de penser, Dieu dans l'acte de créer. ".

3. Les dieux et les hommes.

Aristodème pense que les dieux sont trop grands pour avoir besoin du secours des hommes et que les dieux n'ont pas souci des hommes.
En réponse, Socrate développe un des lieux communs de l'époque hellénistique : supériorité de l'homme sur les animaux, station droite, langage articulé, faculté de faire l'amour en toute saison, facultés intellectuelles ( l'âme humaine est seule capable de connaître et servir les dieux ). En comparaison avec l'animal, l'homme vit comme un dieu. (Mém.10, 11, 12 ).

A rapprocher de C.H.XII 12-13 : " Seul entre tous les êtres vivants, l'homme a été gratifié par Dieu de ces deux dons, l'intellect et le langage articulé, l'animal n'ayant que la voix. Si l'homme fait emploi de ces dons pour les fins qui conviennent, il ne diffèrera en rien des immortels, et, à la mort, rejoindra le choeur des dieux."

Dernière instance d'Aristodème : " je croirai aux dieux lorsqu'ils enverront des conseillers sur ce qu'il faut faire ou éviter". Socrate répond par le bienfait du ciel que constituent les oracles et retrouve l'argument cosmologique :" Sois bien assuré, mon bon ami, que l'intellect qui est en toi dirige ton corps à ta guise : tu dois donc penser aussi que la Pensée, qui est dans le Tout dirige toutes choses à son gré. Ne va pas croire que si ton oeil peut se porter à plusieurs stades, l'oeil de dieu ne ne puise embrasser du même regard tout l'univers et que si ton âme peut considérer en même temps ce qui se passe ici et ce qui se passe en Egypte, la pensée de Dieu ne soit capable de veiller à tout la fois sur l'ensemble de l'Univers " ( Mém.17 ).
Ce que Platon formule dans les Lois ( X, 903, b-e ) : " Dieu prend soin à la fois du Tout et chaque détail dans le Tout ".

Et C.H. XI, 19-20 :
" Juges-en d'après toi-même. Commande à ton âme de se rendre dans l'Inde, et voilà que plus rapide que ton ordre elle y sera. Commande-lui de s'envoler vers le ciel, elle n'aura pas besoin d'ailes. Rein ne peut lui faire obstacle, ni le feu du soleil, ni l'ether, ni la révolution du ciel, ni le corps des astres. Et si tu voulais crever la voûte de l'Univers, lui-même et contempler ce qui est au-delà, ( du moins s'il y a quelque chose au-delà du monde ), tu le peux. Et quand toi tu peux cela, dieu ne le pourrait pas ? C'est donc de cette manière que tu dois concevoir Dieu : tout ce qui est, il le contient en lui comme des pensées, le monde lui-même, le Tout ".

4. La Providence : dialogue avec Euthydème

Le dieux manifestent le soin qu'ils prennent à l'homme en lui accordant la lumière pendant le jour, le repos pendant la nuit. Pour nous éclairer la nuit ils ont créé les étoiles et la lune qui révèlent en outre les divisions des jours et des mois. Ils ont fait que le Soleil, en s'approchant puis en s'éloignant de la terre, répande la chaleur sans brûler. Bref, les dieux ne semblent pas avoir d'autre occupation que d'être au service des hommes, même dans le soin qu'ils prennent aux animaux, puisqu'ils sont utiles aux hommes. Ils nous ont gratifiés de plus de l'intellect, ils nous conseillent par les oracles. On ne doit donc pas conclure de l'invisibilité des dieux à leur inexistence.

Comment rendre grâces aux dieux ? En obéissant à l'oracle de Delphes qui prescrit d'honorer les dieux " selon la coutume de la Cité ", c'est à dire, en leur offrant des sacrifices, conformément à nos moyens.(Mém.12, 13, 14, 15, 16, 17 ).

Xénophon nous intéresse à plusieurs titres :
* Il fut un disciple de Socrate et nous apporte un témoignage complémentaire à celui de Platon. Dans son Banquet, il donne une image de l'ironie de Socrate, dansant et divertissant l'auditoire. Le Socrate hellénistique est mis en perspective dans quatre ouvrages : l'Apologie, le Phédon, le Banquet de Platon, les Mémorables de Xénophon.
* Il nous rapporte l'influence de Cyrus le Grand dont il donne la dimension spirituelle et philosophique. ( Cyropédie ).
* Sous une forme de vulgarisation, il reprend les thèmes de Platon, mais sans le souffle conceptuel et spirituel de celui-ci.
* Il aborde valablement le thème de " Dieu visible dans sa création " et rend compte de la démarche religieuse de cette époque.
* Il fait référence, avec Platon à l'enseignement de Diogène d'Apollonie, philosophe et savant du dernier tiers du Vème siècle av.JC., dont les recherches portent sur la quête du principe: l'intellection est immanente au principe.
* Sa démarche pour prouver l'existence et la providence des dieux ou de Dieu exclut tout mysticisme. Le monde n'est considéré que de manière abstraite à titre de preuve dans un argument. On est loin de la contemplation exaltée du ciel qui transporte dans un état d'extase. On n'insiste pas sur sa beauté qui nous rapproche des astres, mais sur son utilité : tout est mis au service de l'homme. La divinité à laquelle on aboutit par la preuve de l'ordre du monde n'est pas le Dieu cosmique, c'est le dieu politique, le dieu de la cité. Quand il aborde la religion, elle est fondée sur l'échange dans le cadre du culte traditionnel.
* On retrouve dans Xénophon de nombreuses analogies avec les textes hermétiques et ce n'est pas le moins intéressant.

Au total, un homme au carrefour de concepts qui sont la base de développements futurs, un témoin, un historien, un homme de bonne volonté comme nous, avec le désir de transmettre la pensée de son époque.

Aucun commentaire: