Héraclite fait à Hésiode le reproche de « polymathie » : il a ravaudé sa sagesse avec toutes sortes de choses apprises. Vraisemblablement, cela veut dire qu’Hésiode a recomposé sa théogonie avec le matériel disparate de traditions recueillies dans un grand nombre de lieux saints. L’œuvre d’Hésiode représenterait donc un premier syncrétisme, dont l’agencement signifiant refoule les archaïsmes incompris des cultures antécédentes. C’est un syncrétisme plus ancien que le syncrétisme panhellénique des « douze grands dieux », singularisé au surplus par les choix propres à un sage de disposition pessimiste : si singulier, à vrai dire, que le succès panhellénique et le caractère semi-canonique de son agencement ne l’empêchent pas de rivaliser avec d’autres, sur des points de théologie aussi graves que l’origine du mal, ou sur des points de morale aussi sérieux que les structures de la parenté.
Il convient de lire Hésiode comme on lirait le témoignage d’une idéologie singulière, qui ne disposerait pas pour s’exprimer du vocabulaire conceptuel créé entre Héraclite et Aristote, ni des structures de discours à propositions emboîtées, ou inversées, qu’on appellera plus tard des logismes et des syllogismes. Les noms de dieux à signification transparente y tiennent la place de concepts, et les noms de dieux populaires à signification oubliée y prennent sens, rien que par leur rang dans les catalogues ou les généalogies.
Lue ainsi, la cosmogonie dans la théogonie d’Hésiode pose à l’origine trois principes, décomposables en deux opposés irréductibles – la Terre et le Chaos – et un principe d’union nommé l’Amour. Du Chaos irréconciliable provient une Mère noire, destinée à enfanter d’abord la Lumière, ensuite, seule et sans amour, une progéniture léthale ou funeste, laquelle dorénavant refuse toute union avec la progéniture issue de la Terre. La Terre à son tour enfante par scissiparité une première fois le Ciel mâle, une seconde fois l’Océan mâle. Elle accepte ensuite de s’unir d’amour avec les mâles d’elle-même enfantés, auxquels de plus elle cède « de bon gré » le règne. De là les autres dieux. Par Ouranos, Cronos, Zeus, le règne se transmet de mâle en mâle, bien que la cession ne se fasse pas, ou se fasse rarement « de bon gré » : elle provoque au contraire entre ces « toujours existants » de cruelles rivalités intrafamiliales, la Mère prenant à l’occasion le Entre généalogies cosmogoniques et protophysiques la comparaison structurale est possible et s’avère éclairante.
Elle révèle d’abord que les « physiciens » ont choisi de poser à l’origine parti du fils contre le Père, ou du puîné contre les aînés.
Tantôt, et le plus souvent, un seul principe (l’Eau de Thalès, l’Air d’Anaximène, le Feu d’Héraclite), tantôt un couple contrasté (le vide et le plein, le chaud-lumineux et le froid-ténébreux des vieux pythagoriciens) ; en deuxième lieu, que les étoffes cosmiques que ces noms semblent désigner ont réalisé à peu près toutes les variantes imaginables, le choix singulier d’une étoffe primant moins que son caractère d’unique, ou de couple promis à la division ou au mélange ; enfin, que les « physiciens » ont tiré les autres choses de celles-ci, tantôt sur le mode traditionnel de la scissiparité, tantôt sur le mode également traditionnel du mélange ; mais ils ont aussi été capables de décrire des modes nouveaux de la procréation, comme le processus de condensation et de raréfaction, inventé, selon la tradition, par Anaximène. En bref, le schéma de la production de toutes choses à partir d’une seule, ou à partir d’un couple principiel, respecte la structure maîtresse des cosmogonies.
Cela ne veut pas dire qu’il ne s’en sépare par un article plus important encore que l’organisation structurale des systèmes : le sens ou l’esprit. Mais cet article étant difficilement saisissable, il faut passer par les mots. On peut saisir sur le vif le processus par lequel le nom d’une étoffe cosmique se substitue au nom d’un dieu.
À vrai dire, ce sont des entités politiques qui semblent s’être les premières substituées aux dieux : par exemple, Thémis, mise au rang des épouses de Zeus, et la Dikè au rang de leur fille, parmi une confraternité destinée à patronner une éthique de la cité. Le même processus était pourtant disponible pour articuler les délinéaments d’une cosmologie à côté d’une politique. De plus, la Grèce joue sur l’ambiguïté religieuse qui permet de saisir le phénomène cosmique ou météorologique comme la manifestation d’un daimôn. Il n’est donc même pas nécessaire de distinguer explicitement le dieu à figure humaine dans le rayonnement de l’élément porteur, ni davantage d’oublier le dieu au profit d’une physique laïcisée, quand on opère avec l’eau, les nuées ou le feu. En fait, ces étoffes habillent encore le divin, ou, pour mieux s’exprimer, elles manifestent encore du divin. Trace de ce passage se retrouve dans l’élaboration d’un double registre lexical : on peut en voir une illustration d’âge classique dans les jeux des « correspondances » établies par Empédocle entre Zeus et l’Éther, Héra et la Terre, Nestis et l’Eau, Hadès et l’Air. Les extrêmes, Mâle et Féminin, Éther et Terre, se mélangent ou se marient ; de même les moyens, Mâle et Féminin, Air et Eau ; tous ensemble entrent dans la danse de l’immortelle Aphrodite, lorsqu’elle cède amoureusement à l’immortel Agresseur. Avec des noms à peine différents, la légende unit clandestinement, au ciel, Arès et Aphrodite, et sur la terre la fille née de cette union, l’immortelle Harmonie, avec le héros Cadmos. Mais les correspondances empédocléennes s’établissent avec plus de souplesse que la traduction lexicographique d’un jeu de signes dans un autre, et la structure compliquée de sa cosmologie renvoie allusivement à la légende. L’antiquité tardive disposera de deux et même de trois registres ; elle les transposera allégoriquement l’un dans l’autre, de façon à étager les âges de son cosmos selon les règnes des théogonies ; et à inscrire sur cette carte les étapes de la phénoménalisation de l’Être caché ; ou, au contraire, les étapes de la déstructuration de l’Être apparu.
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