Euthydème
Dans l'Euthydème, Socrate analyse les éléments qui définissent la vie heureuse : Posséder beaucoup de biens, parmi lesquels les trois vertus cardinales, de tempérance, de justice, de force auxquelles s'ajoute le savoir ( sophia ) , car on réussit toujours dans la discipline que l'on connaît.
" Que dirons-nous de la tempérance, de la justice, du courage ? Au nom de Zeus, Clinias, crois-tu que nous aurons raison de les ranger parmi les biens ?...
....Mais la science, (sophia) quelle place lui donnerons-nous dans le choeur ? La placerons-nous parmi les biens ? qu'en dis-tu ?
- Parmi les biens.
Il faut reconnaître, dis-je, que la sagesse est le talent de réussir.
Ne sais-tu pas, Clinias, lui dis-je, qu'au jeu de la flûte ce sont les flûtistes qui réussissent le mieux ?
Il en convint.
Et que, pour l'écriture et la lecture, ce sont les maîtres d'école ?
Et à la guerre, avec qui aimerais-tu mieux partager le péril et les hasards, avec un général habile ou avec un incapable ?
Avec un habile.
Et, si tu étais malade, avec qui aimerais-tu être en danger, avec un médecin savant ou avec un ignorant ?
Avec un savant.
N'est-ce pas, repris-je, parce que tu crois que tu réussirais mieux avec un savant qu'avec un ignorant ?
C'est donc la sagesse qui, en toute occasion, fait réussir les hommes." ( Euthydème, 278, 279, 280 )
Ainsi, non seulement il faut posséder les biens, mais en faire bon usage, ce qui fait intervenir la science (épistemè) ou l'entendement (phronésis). Pour réaliser le désir d'être heureux, ( faire un bon usage des biens ), il faut être le plus savant possible, il faut rechercher le savoir.
Alors, Socrate essaie de circonscrire la science qui permet d'user correctement des vertus cardinales pour atteindre le bonheur. Transitoirement, il isole l'Art Royal, la politique.
" Mais philosopher, poursuivis-je, c'est acquérir une science, n'est-il pas vrai?
Mais quelle peut être la science qu'il est à propos d'acquérir ? N'est-ce pas tout simplement celle qui nous sera utile ?
Nous avons donc besoin, mon bel enfant, repris-je, d'une science qui tout ensemble produise et sache user de ce qu'elle produit.....
Mais, au nom des dieux, dis-je, si nous apprenions l'art de faire des discours, serait-ce celui-là qu'il nous faudrait acquérir pour être heureux ?
Je ne le crois pas pour ma part, repartit Clinias.
Sur quelles preuves t'appuies-tu ? demandai-je.
Je vois, répliqua-t-il, des faiseurs de discours qui ne savent pas tirer parti de leurs propres discours. bien qu'ils les composent eux-mêmes, pas plus que les fabricants de lyres de leurs lyres. Là encore, ce sont d'autres qui ont le talent d'utiliser ce qu'ont fait les autres, incapables de composer eux-mêmes des discours. Il est donc clair qu'à l'égard des discours aussi, l'art de faire est distinct de l'art d'utiliser.
Il me paraît, repris-je, que tu viens fort bien de prouver que l'art des faiseurs de discours n'est pas celui dont l'acquisition pourrait nous rendre heureux.
Et pourtant je pensais, moi, que nous trouverions là la science que nous cherchons depuis longtemps. Car quand je me trouve avec ces gens-là, les auteurs de discours, ils me paraissent, Clinias, supérieurement savants et leur art même merveilleux et sublime. Et il n'y a rien d'étonnant à cela, puisqu'il fait partie de l'art des enchantements et ne lui est inférieur que de peu. Celui des enchantements consiste à charmer des serpents, des tarentules, des scorpions, les autres bêtes, et les maladies. L'autre consiste précisément à charmer et apaiser les juges, les membres de l'assemblée et les autres foules. Et toi, dis-je, es-tu d'un autre avis ?
Alors où nous tourner encore ? dis-je; vers quelle sorte d'art ?
L'art du général, répondis-je, me parait être par excellence celui dont l'acquisition fera notre bonheur.
- Ce n'est pas mon avis. Quand les généraux ont capturé une ville ou une armée, ils la remettent aux hommes d'Etat, car eux-mêmes ne savent pas user ce qu'ils ont pris à la chasse, pas plus que les chasseurs de cailles qui remettent leur gibier aux éleveurs.
......A quoi bon te rapporter nos nombreuses enquêtes? Mais étant arrivés à l'Art royal, et recherchant si c'était celui-là qui produit le bonheur, nous tombâmes alors dans une espèce de labyrinthe, et au moment où nous croyions toucher le but, nous nous retrouvâmes pour ainsi dire au début de notre recherche.
- Comment cela vous arriva-t-il, Socrate ?
- Je vais te le dire. La politique et l'Art royal nous parurent être la même chose.
C'est à cet art, nous semble-t-il, que celui du général et les autres s'en remettent pour disposer des ouvrages dont ils sont eux-mêmes les artisans, comme au seul qui sache en faire usage. Aussi nous parut-il évident que c'était celui que nous cherchions, qui est la cause de la prospérité dans la Cité et qui précisément, suivant le vers d'Eschyle, est seul assis au gouvernail de l'Etat, gouvernant tout, commandant à tout et rendant tout profitable.
Et l'Art royal qui commande tout ce qui est sous sa direction, que produit-il ?
Peut-être es-tu un peu embarrassé pour répondre.
Nous ne l'étions pas moins nous-mêmes, Criton. Mais tu sais du moins que, si c'est l'art que nous cherchons, il faut qu'il soit utile.
Or nous étions tombés d'accord, Clinias et moi, que le bien n'était pas autre chose qu'une science.
Mais tous les effets qu'on peut attribuer à la politique, - et ils sont sans doute nombreux - comme la richesse, la liberté, le bon accord entre les citoyens, tous ces effets nous parurent n'être ni des maux ni des biens, tandis que cet art devait nous rendre sage et nous communiquer la science pour être celui qui nous est utile et nous rend heureux." ( Euthydème, 291, 292, 293 ).
Ici encore, la recherche, pour édifiante qu'elle soit, tourne court, puisque la science qui garantit le bon usage de la vertu n'est pas définie dans le cadre strict de la raison, de l'entendement.
L'approche décisive de cette science se formule dans le Phédon par la rencontre de l'intellect, dégagé de l'enveloppe corporelle, avec les essences elles-mêmes libérées des images sensibles. C'est la science de " l'être en soi ", c'est la phronésis, l'Idée pure associée à l'âme purifiée.
La doctrine des Idées, en particulier l'Idée du Bien, a fourni à Platon la notion d'un Absolu, d'une Excellence. Cette doctrine s'articule sur deux oppositions :
* L'existence d'êtres immuables, invisibles, immatériels, intelligibles, les essences ( table, homme, cheval..), domaine de l'âme, de l'intellect.
* Des apparences, muables, visibles, corporelles, sensibles, les perceptions, domaine du corps.
A cet aspect métaphysique, s'associe l'aspect éthique. Les réalités intelligibles rattachées à l'Idée du Bien constituent un Ordre parfait qui s'impose comme modèle à reproduire, pour notre plus grand bien.
La vertu, c'est la démarche qui en découle : réaliser en soi un Ordre comparable à l'Ordre divin.
Or, à cette époque de la Grèce classique, la morale individuelle est indissociable de la morale publique ou politique. La bonne conduite de l'Etat, pour celui qui tient le gouvernail, implique la qualité de philosophe, dont la science et la vertu, alors confondues, permettent de reproduire, dans la cité terrestre, l'Ordre et l'harmonie qui règnent dans la cité divine des Idées.
Dans le Phédon, revenons à 69, a, b, c. où le terme phronésis recouvre pensée, entendement, sagesse.
" Bienheureux Simmias, peut-être n'est-ce pas le vrai moyen d'acquérir la vertu, que d'échanger voluptés contre voluptés, peines contre peines, craintes contre craintes, les plus grandes contre les plus petites, comme ci c'étaient des pièces de monnaie.
On peut croire, au contraire, que la seule bonne monnaie contre laquelle il faut échanger tout cela, c'est la sagesse, que c'est à ce prix et par ce moyen que se font les achats et les ventes réels, et que le courage, la tempérance, la justice, et, en général, la vraie vertu s'acquièrent avec la sagesse, (phronésis, pensée, prudence ) peu importe qu'on y ajoute ou qu'on en écarte les plaisirs, les craintes et toutes les autres choses de ce genre.
Si ont les sépare de la sagesse et si on les échange les unes contre les autres, une telle vertu n'est plus qu'un trompe-l’œil, qui ne convient en réalité qu'à des esclaves et qui n'a rien de sain ni de vrai. La vérité est en fait une purification de toutes ces passions, et 1a tempérance, la justice, le courage et la sagesse elle-même sont une espèce de purification. "
On acquiert les vertus cardinales de force, de courage, de tempérance et de justice avec cette force de pensée, cet entendement, cette sagesse qui englobe ainsi la vraie vertu. Il ne s'agit pas de faire une tare entre telle ou telle sensation de plaisir ou de peine s'équilibrant ou se compensant selon une morale floue. Il ne s'agit pas non plus de goûter le plaisir ou la peine pour quantifier ou qualifier une vertu. La vertu est au delà du sensible, de l'apparence, elle est de l'ordre de l'intelligible, de l'âme déliée de son corps, capable d'accéder au domaine des Idées pures.
Le Phédon est la charnière entre le discours éducatif, destiné à la jeunesse, où on pose le problème de la vertu sans parvenir à le résoudre totalement, et l'élaboration de la maturité où la vertu s'inscrit dans la connaissance de l'Idée du Bien.