jeudi, août 17, 2006

Le concept de vertu chez Platon

Le Phédon : la vertu et la mort.

Le thème de l'âme et de la mort est la trame de ce dialogue. Il relate les derniers jours de Socrate, attendant son sacrifice. Son jugement a été différé à cause du pèlerinage à Delos, selon le voeu fait à Apollon après la victoire de Thésée sur le Minotaure, qui libéra Athènes du tribut des "deux fois sept vierges". Phédon, témoin de cette préparation à la mort, répond à la curiosité d'Echécrate, dans un cercle pythagoricien du nord du Péloponèse, et relate les paroles et la conduite de Socrate, à travers un dialogue entre celui-ci, Cébès, et Simmias de Thèbes.

Phédon : " Ce qui est sur, c'est que pour ma part, j'éprouvai, pendant que je me trouvais auprès de lui, d'étranges émotions. Non, en effet, en face de la mort d'un homme dont j'étais familier, ce n'était pas de la pitié qui me venait. Car c'était un homme heureux qui se présentait à moi, tant par son attitude que par son langage : si grande étaient, en face de la mort, sa sérénité et sa vaillance! Au point de m'offrir l'image de quelqu'un qui, s'en allant chez Hadès, n'y va pas non plus sans une dispensation divine, mais qui, une fois parvenu là-bas, y trouvera au contraire son bonheur, comme jamais personne d'autre au monde. Il y avait quelque chose de déroutant dans l'émotion que je ressentais : un mélange extraordinaire, dans la composition duquel entrait du plaisir, en même temps que la douleur quand je songeais que tout à l'heure, lui, il allait cesser de vivre! ".

Toute l'occupation du sage, durant la vie, est de mourir d'une certaine mort : et c'est seulement parce que telle est l'occupation du sage vivant que, l'heure venue de la mort physique, le sage n'a pas le droit de s'irriter.
Il s'agit donc de voir quelle est cette sorte de mort à quoi s'applique le sage durant la vie.

1. L'obstacle corporel.

" Et qu'en est-il maintenant de la possession même de l'intelligence ? Le corps est-il ou n'est-il pas une entrave quand on le prend comme associé dans la recherche?

Voici, par exemple, ce que je veux dire : est-ce que la vue aussi bien que l'ouïe apportent aux hommes quelque vérité ? Ou bien en est-il, comme ne cessent de nous le rabâcher les poètes, que nous ne voyons ni n'entendons rien exactement ?

* Quand donc, reprit Socrate, l'âme atteint-elle la vérité ? Lorsqu'en effet c'est avec le concours du corps qu'elle entreprend quelque examen, elle est alors, cela est clair, entièrement abusée par lui.
* N'est ce donc pas dans l'acte de raisonner, plus que partout ailleurs, que l'âme obtient la claire vision d'une réalité ?
* Oui.

D'autre part, la condition la plus favorable, certes, pour qu'elle raisonne bien c'est, je pense, quand rien ne la trouble de tout ceci, ni ce qu'elle entend ni ce qu'elle voit, ni une souffrance et pas davantage un plaisir, mais que, au plus haut degré possible, elle en est venue à être isolée en elle-même, envoyant promener le corps, et que, sans commerce avec celui-ci, sans contact non plus avec lui, elle aspire au réel autant qu'elle en est capable !" ( 'Phédon, 64, 65 )

En substance, la mort se définit comme la séparation de l'âme avec le corps. Le philosophe ne s'intéresse pas aux plaisirs de la nourriture et de l'amour et à tout ce qui concerne le soin du corps. Son souci constant est de se tourner vers l'âme, délier l'âme du commerce du corps.

La vie de sagesse est une vie de pensée. Quand l'âme essaie d'examiner le vrai avec l'aide du corps, elle est abusée par celui-ci. Elle ne peut atteindre la vue de l'être, vue qui s'obtient par le raisonnement mathématique, et lorsqu'elle n'est troublée par aucune des affections corporelles et qu'elle s'isole en elle-même.

2. Quel est cet être que l'âme philosophique aspire à connaître ?

" Affirmons nous qu'il existe quelque chose qui est juste, rien que juste, quelque chose qui n'est que beau, quelque chose qui n'est que bon ?

* Comment le nier ?
* Mais as-tu jamais vu déjà avec tes yeux aucune réalité, d'aucune sorte ?
* En aucune façon.
* Eh bien! est-ce par un mode de sensation, autre que ceux dont le corps est l'instrument, que tu les as atteintes ?

Celui d'entre nous qui se sera, au plus haut point et le plus exactement, préparé à penser, tout seul en lui-même, chacun des objets que concerne son examen, n'est-ce pas celui-là qui se sera le plus approché de la connaissance de chacun d'eux ?

Mais celui qui ferait cela de la plus pure façon, ne serait-ce pas celui qui userait de la pensée toute seule pour aller à chacun de ces objets ; de la pensée, toute seule, par elle-même, sans mélange, pour entreprendre la chasse de chaque réalité, toute seule, par elle-même et sans mélange ? "
( Phédon, 65, d e, 66, a ).

L'être que l'âme philosophique aspire à connaître, c'est l'essence de chaque objet, ce que tout objet donné est dans sa réalité même, par lui-même.
Connaître un objet quelconque, c'est se former une idée aussi juste que possible, de la réalité même de cet objet.
Cette opération s'accomplit le plus purement quand l'âme s'approche de l'objet avec la raison toute seule, par le seul raisonnement mathématique, sans l'accompagnement d'aucun sens, usant de la raison sans mélange isolée en elle-même, elle tente de captiver l'objet sans mélange isolé en lui-même.


3. La purification.

Pour accéder à cette maîtrise du corps, intervient la notion de purification

" Mais, reprit Socrate, si cela est vrai, il y a, mon camarade, un immense espoir, pour qui est parvenu à ce point de mon propre voyage, de posséder là-bas, plus que partout ailleurs et de la façon qu'il faut, ce en vue de quoi un immense effort a été accompli par nous dans la vie écoulée. De sorte que cette absence même, celle qui m'est à présent prescrite, s'accompagne pour moi d'un heureux espoir, et pour tout homme aussi qui estime prête sa pensée et, en quelque sorte purifiée.

Mais une purification, n'est-ce pas, en fait, ce qui justement est de longue date contenu dans la tradition ?
Mettre le plus possible l'âme à part du corps et accoutumer celle-ci étant elle-même par elle-même, à se recueillir, délivrée de son corps, comme si pour elle c'était des liens.

Mais ce qu'on appelle " mort ", n'est-ce pas précisément, entre âme et corps le fait d'être délié et mis à part ? C'est donc, Simmias, que ceux qui, au sens droit du terme, se mêlent de philosophie réellement s'exercent à mourir et qu'il n'y a pas d'hommes qui aient, moins qu'eux, peur d'être morts.

Aussi bien, reprit Socrate, le fait de voir un homme s'irriter d'être sur le point de mourir, ce fait ne témoigne-t-il pas suffisamment que l'homme n'est pas philosophe, n'est pas, il le montre bien, un ami de la sagesse, mais que c'est du corps qu'il est un ami.

La sagesse! ( la pensée, la phronésis, l'entendement ) que ce soit là le prix dont réellement s'achètent et se vendent courage, tempérance, justice : 1a vertu vraie dans son ensemble, accompagnée de la sagesse, et que s'y joignent ou s'en disjoignent plaisirs ou peurs, avec tout ce qu'encore il y a du même ordre!

Ils risquent fort, enfin, de n'être pas des gens méprisables, ceux qui, chez nous, ont institué les initiations, mais bien plutôt, ces grands hommes, de réellement nous donner à mots couverts, de longue date, cet enseignement : quiconque, disent-ils, arrivera chez Hadès sans avoir été initié ni purifié, aura sa place dans le Bourbier, tandis que celui qui aura été purifié et initié, celui-là, une fois arrivé là-bas, aura sa résidence auprès des Dieux. " ( Phédon, 68, 69. )

Ce texte, véritable propédeutique à la démarche qui est la nôtre, nous précise quelques notions, et surtout permet de les mettre en oeuvre au-delà des mots ou des intentions. La préoccupation essentielle du sage est de se détacher de l'enveloppe corporelle, ce qui est par ailleurs une définition de la mort.

Le vrai philosophe s'entraîne donc à mourir à la chair et à faire fructifier son esprit, dans une recherche active et réfléchie de la vertu.

Cet effort qui conduit le philosophe, est médiatisé chez nous par les procès initiatiques qui mettent en jeu les profondeurs de l'être pour accéder à ce détachement des passions humaines et au recueillement de l'âme. Les exercices spirituels post-initiatiques, par la flamme volontariste, ou par le lent chemin alchimique, spiritualisent la matière et accomplissent ce travail de mort, prélude ou préparation à l'ultime réalisation.

La " vertu vraie " n'est pas un dosage plus ou moins harmonieux de la pratique d'une vertu compensatrice du déficit d'une autre. L'homme peut être un courageux qui affronte la mort par crainte de maux plus grands. L'homme peut s'abstenir de certains plaisirs par crainte d'être privés d'autres plaisirs. Ainsi l'homme est victorieux d'un côté par ce qu'il est vaincu de l'autre. C'est ce que Platon appelle le " Troc des monnaies " : on échange plaisir contre plaisir, peine contre peine, crainte contre crainte, la plus grande contre la plus petite.

La vertu vraie demande un autre mode d'échange. La seule monnaie d'échange, c'est la pensée pure, la phronesis ( pensée, inteligence, raison). Les vertus particulières, courage, tempérance, justice, ne comptent qu'avec cet accompagnement de la pensée," que s'y joignent ou que s'y disjoignent plaisirs craintes et affections analogues ". Si la pensée, manifestation de la vigilance, est absente, on est en présence d'une vertu asservie, où il n'y a rien de sain; ni de vrai.

On retrouve cette idée d'échange dans les paraboles évangéliques du trésor et de la perle, ( Matthieu, 44, 45 ) : qui trouve le royaume des cieux doit tout quitter pour y entrer.

" Le Royaume des Cieux est semblable à un trésor qui était caché dans un champ , et qu'un homme vient à trouver : il le recache, s'en va ravi de joie vendre tout ce qu'il possède, et achète ce champ.
Le Royaume des Cieux est encore semblable à un négociant en quête de perles fines : en a-t-il trouvé une de grand prix, il s'en va vendre tout ce qu'il possède et achète cette perle."

En somme, on doit considérer les vertus--tempérance, courage, justice--, comme une sorte de purification de ces affections, et la pensée comme le moteur, l'instrument de cette purification : catharsis.
Le philosophe est un vertueux : il possède le courage, puisqu'il méprise la mort, et la tempérance, puisqu'il ne cesse de mépriser son corps.

4. La contemplation.

Il apparaît que le Phédon exhorte à une nouvelle sorte de vertu, la vertu contemplative.
La science qui permet de vivre heureux, c'est la science de l'être en soi, c'est, l'intelligence , l'entendement la phronésis,( intelligence pratique). Elle est définie comme la rencontre de l'intellect en lui-même, isolé du corps, et des essences en elles-mêmes, isolées des images sensibles, la rencontre de l'Idée pure et de l'âme purifiée.

Cette vertu contemplative se définit comme la vue de l'Idée par l'âme, cette vue ne pouvant s'accomplir que quand l'âme se détache du corps et se recueille en elle-même. Pour formuler autrement, l'âme contemplative est amenée à imiter l'objet qu'elle contemple. Et comme cet objet est absolument pur et immuable en son être, l'âme, qui l'imite, acquiert à son tour la pureté et la stabilité. Or, dit Phédon, " cet état de l'âme, n'est-ce pas ce qu'on nomme pensée ?"

5. L'immortalité de l'âme.

Cette mort déliaison cette mort-vie implique la nature sublime, éternelle de l'âme. Mourir au corps, c'est permettre à l'âme de donner la dimension divine et éternelle. Le problème de la réminiscence, de la réincarnation découle de ces notions eschatologiques.

6. Le faux pessimisme de Platon.

On est en droit de penser que cette exhortation de Platon à la mort donne une vision pessimiste de la démarche philosophique.
Beaucoup d'anciens on fait cette interprétation, notamment les mystiques, les Néopythagoriciens, les hermétistes, les gnostiques. Il faut placer cette méditation dans la perspective de l'oeuvre.

C'est la maturité de Platon, dans un temps très proche du Banquet, consacré à l'amour et à l'accession de la pensée à l'Idée du Bien, du Beau, de l'Amour, comme reflet de l'âme dans la recherche de ces vertus.
Il travaille à la République, et on doit penser qu'il est plutôt orienté vers l'exhortation à l'Education.

Ainsi le Phédon joue un rôle dans le programme éducatif et politique de la République, car la vertu vraie est la condition indispensable à la formation du gouvernant, et donc de la réforme de l'Etat.

A preuve ce passage de la République :

" En effet, Adimante, on n'a guère le loisir, quand on a la pensée attachée aux essences, de reporter les yeux en bas sur les affaires des hommes et d'entrer en guerre contre eux, l'âme pleine à leur égard de jalousie et de malveillance. Au contraire, dès qu'on regarde et contemple des objets bien ordonnés et toujours identiques à eux-mêmes, qui se maintiennent toujours sous la loi de l'ordre et de la raison, il faut bien qu'on les imite et se rende le plus possible semblable à eux. Ou crois-tu qu'il y ait moyen, quand on vit avec ce qu'on admire, de ne pas imiter cet objet ?

* Non dit-il.
* Eh bien donc le philosophe, comme il fait sa compagnie de ce qui est divin et bien réglé, devient lui-même, autant qu'il est possible à l'homme, un être bien réglé et divin. Et cependant il encourt les calomnies de la masse.

* Certes.
* Si donc, repris-je, quelque obligation le force à essayer de faire passer ce qu'il aperçoit là-haut dans la conduite des hommes, tant en privé qu'en public, au lieu de se borner à se former lui seul, sera-t-il mauvais artisan, pour façonner l'image de la tempérance, de la justice et des autres vertus civiques ?" (République, 500, b 8, d 2 ).

Le Phédon est donc le support de la République, même si l'édifice de la République s'élève plus haut. Car il ne suffit pas au philosophe de se former lui seul. Il doit se faire démiurge, il doit façonner les moeurs publiques et privées. Mais il ne peut réformer les autres que s'il s'est converti lui-même. Le Phédon décrit cette conversion par l'admirable exemple de Socrate.

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