ROSE-CROIX
Prise de vue
Le mot « Rose-Croix » désigne certaines associations à caractère ésotérique ; les unes sont purement fictives, les autres ont réellement existé parce qu’elles se sont donné ce nom. L’adjectif correspondant est « rosicrucien », tandis que l’ensemble des doctrines se réclamant d’une société ou d’un enseignement dits « Rose-Croix » se dénomme « rosicrucisme » ou « rosicrucianisme ». Faire l’histoire de la Rose-Croix revient à fait l’histoire du mot, car la plupart de ces associations n’ont entre elles aucun lien de filiation historique.
Il n’existe pas de spécificité rosicrucienne. Tout ce qui se réclame de ce titre aux avatars innombrables ne fait que puiser dans un vaste fonds commun, celui de l’ésotérisme au sens le plus large, c’est-à-dire dans les traditions alchimique, théosophique, analogique. Ce fonds commun a toujours été du domaine public, même si l’on considère l’éveil intérieur comme le résultat d’une ascèse et d’une quête personnelle.
1. Les premiers manifestes et le « cénacle de Tübingen »
Avant le début du XVIIe siècle, on trouve des images de roses associées à des croix, mais c’est un symbole parmi tant d’autres, rien de plus. Tout commence en 1614, à Cassel, avec un manifeste en allemand intitulé : Commune et Générale Réformation de tout le vaste monde, suivi de la Fama Fraternitatis de l’ordre louable de la Croix de Rose, adressé à tous les savants et chefs de l’Europe. Ce texte, aussi poétique par son style que peu original par les idées exprimées, fait de traductions et de compilations, se présente surtout comme une satire de la situation spirituelle, morale et sociale du luthéranisme. L’auteur, bien que protestant, proclame que la rédemption ne se fait pas du dehors, mais de l’intérieur, par la voie du cœur ou l’élan mystique. La Fama Fraternitatis, lettre ouverte aux sages, résume la vie d’un personnage mythique, Christian Rosenkreutz (Croix de Rose) ; ce magicien, grand voyageur, aurait séjourné à Damas, puis serait rentré en Allemagne pour y fonder un cloître. En 1604, cent vingt ans après sa mort, on retrouva sa tombe qui contenait des formules magiques et des conseils de règle de vie. Toute la biographie est écrite dans le style et avec les expressions des grands mystiques des siècles précédents. Ce manifeste prie les savants d’Europe de se faire connaître, mais ne révèle pas pour autant l’identité de ses auteurs. En 1615, la Fama est rééditée à Francfort avec une Confession de la Fraternité, c’est-à-dire une défense contre les accusations d’hérésie ou d’interventions politiques subversives. Cette Confession promet des secrets merveilleux : santé, jeunesse, commerce avec les esprits. Dieu va rendre aux hommes, avant même le Jugement dernier, la lumière et la splendeur d’Adam perdues par la chute. Un tel texte fait penser évidemment aux nombreuses fraternités alchimiques du XVe siècle et à tous les thèmes répandus alors : règne de l’Esprit, régénération intérieure, apocalypse. À ces deux livres fait suite, en 1616, un fort beau texte en allemand, Les Noces chymiques de Christian Rosenkreutz, anno 1454, probablement influencé, comme l’a remarqué Paul Arnold, par le chant X de The Faerie Queene d’Edmund Spenser.
L’auteur des Noces est Johann Valentin Andreae (1586-1654), luthérien de Tübingen et diacre depuis 1614. Il a sans doute écrit cet ouvrage dès 1604, et il est certain qu’on peut lui attribuer un rôle essentiel dans l’invention de l’idée comme de la rédaction des fameux manifestes. On appelle « cénacle de Tübingen » le cercle constitué par les personnages qui sont à l’origine de tout ce mouvement, c’est-à-dire Andreae, Christoph Besold et Tobias Hess. Le caractère de ludibrium, de plaisanterie, inséparable de cette affaire, ne peut surprendre de la part d’Andreae, qui sait manier la malice et le mythe. Bien que, de 1615 à l’époque actuelle, quantité de faussaires n’aient cessé de brouiller les pistes, on peut affirmer qu’entre 1614 et 1620 il n’existe pas de « Fraternité Rose-Croix », à moins d’entendre par là qu’une amitié spirituelle rapprochait les amis du cénacle ; il y a surtout un jeu d’intellectuels luthériens désireux d’inciter les hommes à faire un retour sur eux-mêmes. Le jeu dégénère vite en abondante polémique, ce qui est normal à une époque aussi troublée. Il est de nature ésotérique ; cela n’est pas étonnant non plus, en un temps où l’on publie, toutes proportions gardées, autant de traités d’alchimie qu’aujourd’hui de romans. Dès 1616, Andreae se désolidarise de son petit groupe ; mais le mythe, lancé, ne cessera plus de se développer. Des associations plus ou moins solides, intéressées par le thème et le mot « Rose-Croix », se constituent ici et là. Charlatans et plaisantins s’en mêlent : un matin d’août 1623, les Parisiens lisent de curieux manifestes affichés sur les murs de leur ville : des « frères de la Rose-Croix », faisant « séjour visible et invisible » à Paris, se targuent d’enseigner mille merveilles à ceux qui les méritent. Dès lors, tout ce qui se réclamera de la Rose-Croix n’aura plus grand-chose de commun ni avec Andreae ni avec le cénacle de Tübingen.
L’inspirateur d’Andreae est probablement Thomas Campanella, auteur de la Cité du Soleil, utopie inspirée par l’œuvre de Thomas More. D’autre part, Joachim de Flore fut sans doute, avec Thomas a Kempis, le prototype de Christian Rosenkreutz. On découvre, dans les manifestes, l’empreinte à la fois diffuse et avouée de Paracelse. Eckhart et Ruysbroek avaient appelé « fils occultes » ou « cachés en Dieu » les hommes engagés sur la voie de la perfection : la Fama et la Confession reprennent ces métaphores, qui feront naître la fausse croyance en des invisibles, en une société occulte. De même, la métaphore de l’Apocalypse relative à la Pierre étincelante donne lieu à une abondante littérature sur la pierre philosophale ; mais le vrai sens de cette image sera remplacé souvent par une interprétation matérielle éloignée de celle qui est proposée par Ruysbroek dans L’Amour ou la Pierre étincelante. Enfin, le père spirituel d’Andreae et de tout le cénacle semble être un familier de la tradition alchimique, Johannes Arndt (1555-1621), auteur de Vier Bücher vom wahren Christenthum (Le Vrai Christianisme, 1610).
De nombreux penseurs se font les zélés défenseurs de la Rose-Croix. Ils se sont trompés en croyant à l’existence d’une fraternité ; mais peu importe, puisqu’ils ont exprimé, à cette occasion, des idées philosophiques ou théosophiques intéressantes. Parmi ceux-ci, Michael Maier, médecin de Rodolphe II, puis du prince de Nassau, développe un symbolisme qui se veut rosicrucien (Cantilenae intellectuales de phoenice redivivo, 1622) ; soucieux de précision dogmatique (Arcana arcanissima, 1614), il introduit dans la « doctrine » des amis de Tübingen, plus préoccupés d’exaltation mystique que de théosophie, une logique, un ésotérisme élaborés, mais assez étrangers à l’esprit des manifestes. En Angleterre, le XVIIe siècle est marqué par l’apogée de l’alchimie et l’influence extraordinaire des idées rosicruciennes : Robert Fludd se signale par un Traité apologétique (1617) destiné à défendre la « Société rosicrucienne » contre ses adversaires de tout bord. De même que Maier, Fludd profite de cette polémique pour défendre ses propres idées, imprégnées de kabbale ; et c’est cela, au fond, qui est le plus intéressant. En France, c’est aux rose-croix que l’alchimiste Michel Potier dédie son Nouveau Traité de la pierre philosophale (1617). On s’est diverti à trouver des traces de rosicrucisme chez certains hommes célèbres. N’en déplaise aux esprits crédules, Descartes n’a jamais fait partie d’une société se réclamant des rose-croix. Francis Bacon, que des rêveurs impénitents ont voulu identifier à Shakespeare, tout en prétendant qu’il fut rose-croix, a écrit Nova Atlantis (1625), beau roman initiatique dont le style fut sans doute influencé par le voyage de Christian Rosenkreutz : des naufragés, guidés par une croix céleste, parviennent à l’île de Bensalem, sur laquelle ils trouvent une société initiatique idéale. On a voulu voir également du rosicrucisme chez Leibniz et chez bien d’autres ; jeu stérile, puisque au XVIIe siècle l’ésotérisme moniste est de toute manière la philosophie de presque tous les gens qui pensent.
2. Les cercles allemands du XVIIIe siècle
Au siècle des Lumières, les sociétés groupées sous le nom de « Rose-Croix » existent surtout en Allemagne, où elles prennent le nom encore plus poétique de « Rose-Croix d’or » (Gold- und Rosenkreutz). Il s’agit de groupements épars, sans liens réciproques, et généralement préoccupés d’alchimie. Il faut beaucoup d’imagination pour voir une « filiation » ininterrompue entre ces groupements et les manifestes d’Andreae. Certes, l’expression Gold- und Rosenkreutzer avait déjà été employée à deux ou trois reprises au début du XVIe siècle (par Petrus Mormius notamment) ; et le théosophe Samuel Richter, alias Sincerus Renatus, surtout, l’avait répandue par un écrit de 1709 consacré à la pierre philosophale, dans lequel on trouve déjà un projet de statuts pour une société portant ce nom, si bien qu’à la suite de Richter d’autres auteurs (dont J. H. Schmidt, alias Hermann Fictuld, en 1747) affirment l’existence d’une société des Rose-Croix d’or, détentrice des vrais arcanes hermétiques. Toutefois, c’est seulement ensuite, et pas avant 1755, qu’on découvre une trace historique palpable de cercles de ce nom : en Allemagne du Sud, en Europe centrale, à Francfort ; ils recrutent des gens importants, comme Stanislas II, roi de Pologne. Aucune de ces sociétés ne semble avoir été maçonnique, mais bon nombre de leurs membres sont également francs-maçons.
Tout à coup, en 1777, l’un de ces cercles manifeste une suprématie quantitativement indiscutable, celui des « Rose-Croix d’or d’ancien système » (Gold- und Rosenkreutzer älteren Systems) ; il se compose de neuf hauts grades et utilise des rituels passionnants pour l’historien du symbolisme. Au cours des deux années suivantes, de nombreux francs-maçons, assoiffés de mystère et d’ésotérisme, quittent leurs loges maçonniques de la Stricte Observance templière pour se rallier à ces Rose-Croix d’or d’ancien système. En même temps, deux membres de l’ordre contribuent à son renom : F. J. W. Schröder, médecin alchimiste, et F. C. Œtinger, qui fut le plus grand théosophe allemand du XVIIIe siècle. Il faut mentionner trois autres personnages dont l’histoire se confond avec celle de cet ordre : Joseph Schleiss zu Löwenfeld, alias Phoebron, mériterait une belle monographie ; Bischoffswerder et Wöllner sont plus connus. Entré d’abord à la Stricte Observance templière, disciple du magicien Schrepfer, J. R. Bischoffswerder s’affilie aux Rose-Croix d’or d’ancien système, y fait entrer un obscur pasteur de la Marche, J. C. Wöllner ; tous deux initient ensuite à leur société le futur Frédéric-Guillaume II de Prusse : le 8 août 1781, grâce à des procédés « magiques », Bischoffswerder évoque pour la circonstance, au château de Charlottenburg, au milieu du tonnerre et des éclairs, les esprits de Marc Aurèle, de Leibniz et du Grand Électeur. Fait historique de grande portée ; en effet, dès qu’il monte sur le trône en 1786, Frédéric-Guillaume II nomme ses deux initiateurs, l’un, Wöllner, ministre d’État et des Cultes ; l’autre, Bischoffswerder, ministre de la Guerre. Pourtant, c’est à ce moment-là que l’ordre disparaît tout à coup, ses deux grands maîtres devenus ministres lui imposant un silanum général, probablement parce qu’ils n’ont plus, dès lors, besoin du rosicrucisme pour s’assurer une carrière ; à cela s’ajoute le fait que le cabinet autrichien limite considérablement le nombre de loges tolérées. Avant ces mesures, il est probable que les Rose-Croix d’or d’ancien système comptaient plusieurs milliers d’adhérents.
La littérature de ce milieu est intéressante pour l’historien de l’alchimie. On peut citer : Annulus Platonis (1781-1782) ; Der im Lichte der Wahrheit stehende Rosenkreutzer, de Schleiss zu Löwenfeld (1782) ; Geoffenbarter Einfluss... der ächten Freimaurerei, de H. K. von Ecker und Eckhoffen, alias Plumenoeck ; Compass der Weisen, de Ketmia Vere ; et surtout les magnifiques planches en couleurs des Geheime Figuren der Rosenkreutzer (1785-1788). Ces livres connaissent alors un vif succès auprès du public cultivé, car il n’y est pas question seulement de transmutation alchimique, mais aussi de philosophie, de symbolisme, de théosophie.
Il est enfin à remarquer que le mot « Rose-Croix » est employé aussi, au XVIIIe siècle, dans un second sens, pour désigner certains hauts grades maçonniques. Cet emploi est resté très fréquent. Il n’y a évidemment aucun rapport de « filiation » entre cet autre sens et les données historiques qu’on vient d’évoquer, la seule ressemblance étant qu’il s’agit, dans les deux cas, de symbolisme ésotérique ; mais on pourrait dire cela, en fait, de tous les hauts grades. Le mot, dans ce sens, connaît même des variantes ; ainsi, Martines de Pasqually, théosophe thaumaturge et « premier maître » de Saint-Martin, prodigue à partir de 1754 un enseignement théosophique et théurgique de caractère maçonnique, avec un système de hauts grades dont le plus élevé est celui de « réau-croix », c’est-à-dire, dans le langage martinésiste, « puissant prêtre ».
3. Les ordres contemporains
Aux XIXe et XXe siècles, comme par le passé, on s’empare d’un nom sonore et fascinant sans se donner la peine de préciser la doctrine enseignée par ceux qui avaient été les premiers à se réclamer de lui. On se contentera de citer quelques noms d’ordres créés çà et là ; la liste est loin d’être exhaustive. En 1867 naît en Angleterre la Societas Rosicruciana in Anglia, qui est d’inspiration authentiquement chrétienne et dont les rituels sont empreints d’un symbolisme « traditionnel » au meilleur sens du terme. Plusieurs de ses membres – dont Samuel L. Mathers, beau-frère de Bergson – s’en détachent pour créer en 1887 une société dissidente, la Golden Dawn in the Outer, dont fait partie Bulwer Lytton et qui est destinée à mettre en œuvre les voies actives de la magie. L’important ouvrage de la Golden Dawn, dû à Israël Regardie et intitulé The Golden Dawn (1937-1940), somme de théurgie et de kabbale occidentale, contient des développements sur le symbolisme de la rose et de la croix. En Allemagne, l’ordre de la Rose-Croix ésotérique, fondé en 1888 par Franz Hartmann, s’inspire des idées de Fictuld sur la Rose-Croix d’or. La même année, Stanislas de Guaïta fonde l’ordre kabbalistique de la Rose-Croix, dont font aussi partie Papus et Peladan ; le terrain avait été préparé par Eliphas Levi. Mais Peladan se sépare de cet ordre pour créer une société dissidente, l’ordre de la Rose-Croix, du Temple et du Graal, appelé aussi Rose-Croix catholique. Le XXe siècle s’ouvre avec l’Association rosicrucienne de Max Heindel, aux États-Unis, préoccupée d’astrologie et dont font partie de nombreux guérisseurs ; elle existe toujours et compte des milliers d’adhérents ; son centre se trouve à Mount Ecclesia, près de Los Angeles. En Angleterre, en 1912, les membres de la franc-maçonnerie mixte créent un ordre du Temple et de la Rose-Croix ; Annie Besant, l’une de ses fondatrices, invente à cette occasion une histoire stupéfiante sur les réincarnations successives de Christian Rosenkreutz.
C’est l’A.M.O.R.C. (Antiquus Mysticusque Ordo Rosae Crucis) qui reste l’ordre le plus important quantitativement. Organisé en 1909 par Harvey Spencer Lewis, son siège international se trouve à San José (Californie). L’A.M.O.R.C. se réclame assez vaguement de l’idéal initiatique des premiers rose-croix du XVIIe siècle ; la filiation restant indémontrable, il allègue diverses « transmissions ». L’enseignement comporte, outre les travaux collectifs, une pédagogie tendant à développer la personnalité spirituelle de ses membres, qui reçoivent généralement leurs initiations dans les loges. Cet ordre est bien connu du grand public par l’intense publicité à laquelle il se livre dans le monde entier ; selon ses propres affirmations, il atteindrait un effectif de six millions de membres, dont cent mille en France. Il est assez bien représenté dans les États africains (20 p. 100). On retrouve plusieurs éléments de la Golden Dawn dans ses grades terminaux. Mentionnons enfin deux autres obédiences : l’étrange fraternité des Polaires, qui, fondée sur une méthode oraculaire enseignée par Zam Bathiva, se prétend une résurrection de la « vraie Rose-Croix » ; et l’École internationale de la Rose-Croix, ou Lectorium Rosicrucianum, dont le siège est aux Pays-Bas, et qui s’inspire à la fois des cathares, du Graal et de la Rose-Croix. Elle se veut gardienne des antiques mystères chrétiens et publie des livres d’initiation mystique.
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