Dans sa Poétique , Aristote justifie la tragédie en lui attribuant un pouvoir de purification (katharsis ) des passions du spectateur. Assistant à un tel spectacle, l’être humain se libérerait des tensions psychiques, qui s’extériorisent sur le mode de l’émotion et de la sympathie avec l’action représentée (induisant pitié, colère, etc.). Cette interprétation de la catharsis se rapporte à une conception de la vie comme équilibre et de l’âme comme juste milieu, juste mesure qui est «sommet», comme le précise l’Éthique à Nicomaque (1107 a, b) — conception qui a déjà une longue histoire au moment où Aristote s’en empare. En réalité, Aristote banalise pour ainsi dire la catharsis en menant à son terme un lent processus de laïcisation des pratiques cathartiques largement répandues dans la culture grecque archaïque.
Les tragédies grecques sont issues du culte de Dionysos, c’est-à-dire d’une des réalités les plus troubles et les plus obscures de cette culture. Culte engendrant des états de transe et de possession, aux effets psychosomatiques profonds, pouvant réaliser un «contact» frénétique, extatique, avec le dieu. C’est cette libération violente des forces de l’âme humaine qui sera contenue progressivement par une intégration du culte dans les structures de la cité (d’où naîtra la tragédie) et surtout par une équilibration «apollinienne». Cette équilibration s’effectue à l’intérieur des religions visant au salut, notamment l’orphisme. Les orphiques, tout en acceptant la leçon bachique — c’est-à-dire la participation de l’homme au divin —, en ont tiré la conclusion logique : l’immortalité, et par conséquent la divinité, de l’âme. Ce faisant, ils ont remplacé l’orgia par la katharsis , technique de la purification enseignée par Apollon et dont on retrouve l’influence dans les Purifications d’Empédocle.
Cette équilibration s’effectue aussi à l’intérieur de la philosophie par l’école pythagoricienne qui va faire de la théorie (la vision ou contemplation) la finalité de l’expérience cathartique : la catharsis va devenir l’ensemble des préparations nécessaires pour recevoir une connaissance relative à l’humain et au divin. Toute la philosophie de Platon en son pôle le plus obscur, tel qu’il se donne à lire dans la Septième Lettre , est l’expression de la catharsis comme première étape de la «vie philosophique».
De la sorte, la notion grecque de catharsis renvoie à deux sens, la purgation et la purification.
Terme à référent médical, établi sur les notions d’hygiène, de régime, d’effort physique, d’équilibre, la purgation correspond à tout un savoir de la vie et de la nature humaine. Elle vise à l’adaptation de l’être psychosomatique à une réalité sociale, à son intégration dans un milieu humain que tout excès de passion menace. Elle purge les tensions intra-organiques engendrées par le seul fait de vivre, mais surtout elle purge les tensions collectives. Elle peut alors porter en soi une violence explicite, telle l’immolation d’une victime expiatoire, un bouc émissaire animal ou humain (tel sera le pharmakon en Grèce).
La purification est un terme à référent religieux qui renvoie à des rites (ablutions, sacrifices divers, offrandes, dons, crémations, mise à l’écart de la communauté, etc.), à des pratiques d’ascèse (jeûne, chasteté, silence, arts martiaux, danse, chant, gymnosophie, prière, etc.), à une morale et à une théorie des vertus, enfin et surtout à un préalable nécessaire pour s’approcher du sacré. Hors de ces préalables cathartiques, toute initiation reste révélation morte.
En ce second sens, la catharsis, si elle ne tourne pas le dos à la vie vulgaire et aux obligations sociales, tend néanmoins à être réalisée à l’écart des coutumes et opinions (par exemple, le refus, par les orphiques, des sacrifices sanglants, ou encore, dans la secte pythagoricienne, l’égalité des hommes et des femmes, des hommes libres et des esclaves), en petites communautés, écoles ou sectes, délibérément en retrait de la vie «mondaine».
La catharsis se déploie alors dans une dimension de «sur-nature» et de «sur-culture» : une mytho-histoire, une connaissance de la réalité du corps-archétype et d’une physiologie sacrée (techniques de la respiration, de la posture, du son, de l’attention, de l’émotion, etc.), une expérience de méditation, enfin une relation de maître à disciple inscrivant le néophyte dans une tradition orale. La catharsis achemine alors vers ce bouleversement de l’être total qu’est la conversion.
Note : Orgie : latin orgia qui dérive du grec orgion, acte religieux qui caractérise la célébration des mystères de Dionysos Bacchus chez les Romains )
Même famille que ergon, action que l’on retrouve dans énergie, organon, instrument de travail, d’où dérive orgue, organe, organiser.
Même famille que ourgos, qui agit, qui fait et ourgia, action : chirurgie, démiurge, théurgie, liturgie, thaumaturge.
Rabelais a inventé Panurge : apte à tout faire , industrieux, et fourbe, méchant.
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