Dans la Théogonie, Hésiode nous décrit Eris, la Lutte, enfant de la Nuit, sombre puissance du Mal, avec Némésis (vengeance ), Tromperie, Géras, (Viel Age ), Philotès ( Tendresse amoureuse ). Eris enfantait à son tour une suite de calamités : Ponos ( Peine ), Léthé ( Oubli ), Limos ( Famine ), Algéa ( Douleur), Dusnomia ( Anarchie ), Até ( Malheur ), avec, les surveillant, Horkos (Serment).
Dans les Travaux et les Jours, apparaît, à côté de ces forces qui opposent les hommes dans la guerre et sur l'agora dans les procès, une bonne Eris qui les incite au travail, les pousse à cultiver la terre pour produire la richesse. Hésiode s'adresse à son frère en l'incitant à suivre la bonne Eris qui le conduira dans la justice et vers les dieux.
Hésiode introduit alors deux récits mythiques, le premier étant préparé dans la Théogonie.
I. Le mythe de Prométhée.
Nous connaissons le premier récit, c'est le Mythe de Prométhée et de Pandora qui fournit trois enseignements.
1. La justice. Impossible de duper Zeus, toute injustice est découverte et punie.
2. La réplique de Zeus à la fraude de Prométhée : rien sans rien, tout se paye. Les agriculteurs en sont l'illustration. Le froment ne pousse plus tout seul. Il faut s'user à la tâche. C'est le châtiment de la faute prométhéenne. Sa justice, sa diké, passe par l'émulation au travail, parla bonne Eris.
3. Pandora, "tous les dons de la terre " représente la divinité du sol, la puissance de la fécondité. Les dons de la terre doivent être payés par la sueur du paysan. Elle est aussi la femme dont la duplicité marque la condition humaine, où les maux accompagnent les biens, le malheur et le bonheur se mêlent inextricablement.
La pensée d'Hésiode est forte, s'élabore avec une rigueur, une cohérence, une logique comparable à une construction philosophique. Aucune fantaisie, les Muses lui inspirent la vérité.
II. Le mythe des races.
Ce mythe explique l'état de l'humanité avec son mélange de biens et de maux. De l'âge d'or à l'âge de fer, le cycle des races aboutit à la condition actuelle de l'homme, entièrement soumis à la mauvaise Eris, dominé par les instincts misérables.
Le thème de la bonne Eris est exalté mais apparaît un nouveau couple symétrique, les deux puissances opposées de Diké et d'Hubris, la Justice et la Démesure.
Message transmis aux paysans et aux rois, dont l'hubris conduit à des décisions désastreuses. Et Diké triomphe toujours de l'Hubris.
Le Mythe des races.
Le mythe raconte la succession des races d'hommes qui nous ont précédés et ont subi des cycles de disparition et de réapparition. Elles semblent se succéder suivant un ordre de déchéance progressive, selon la valeur accordée aux métaux qui les représentent.
Or, argent, bronze, fer, selon un ordre fixé par Zeus, opposant le monde divin au monde humain dans lequel le désordre et le malheur s'installent.
A ces races, Hésiode en ajoute une cinquième, sans correspondance métallique, celle des héros, supérieure à celle du bronze qui l'a précédée. Le poète nous montre par là que sa préoccupation n'est pas limitée à la vie terrestre. A côté de l'évolution régressive des êtres sur la terre, il fait connaître le destin, au-delà de la mort, des générations successives. Le destin des races métalliques, après leur disparition de la vie terrestre, est de s'élever au rang des puissances divines. Les hommes d'or et d'argent deviennent des Daimons, des démons. Ceux de bronze peuplent l'Hadès. Seuls les héros ne subissent aucune transformation. Ils restent héros. Ainsi se trouve établi le tableau traditionnel : les dieux proprement dits, les theoi, les démons, les héros, les morts.
Deux fonctions se recoupent dans le mythe :
* Un mythe généalogique des races en rapport avec un symbolisme des métaux qui développe le déclin moral de l'humanité. Il ne faut pas se ranger à une règle chronologique, chaque race a sa temporalité et porte plus ou moins de valeurs morales, à l'aune de la diké et de l'hubris.
* Une fonction cyclique qui implique l'évolution, le recommencement.
Les quatre premières races ont disparu, Hésiode exprime à leur égard le mode du passé, du " déjà accompli ".
Par contre la race de fer est le futur, elle qualifie ce qui attend l'humanité, à partir d'un " maintenant " où l'hubris règne : destin apocalyptique lorsque Zeus se désintéressera de cette race dont les hommes naîtront avec les cheveux blancs. Les hommes doivent se ressaisir, et acquérir la diké salvatrice.
La race d'Or.
Les hommes de la race d'or se présentent comme des Royaux, des basilèes qui n'ont aucune activité hors du domaine de la souveraineté.
Ils ne connaissent pas la guerre et vivent tranquilles, par opposition aux hommes de bronze et aux héros voués au combat.
Ils ne connaissent pas non plus le labeur, la terre produit les biens sans effort, alors que les hommes de fer sont soumis au ponos, à la peine de travailler la terre.
La race d'or se situe au temps de Cronos, lorsqu'il régnait dans le ciel. Cronos est un dieu souverain, qui a rapport à la fonction royale. A Olympie, un collège de prêtres, à l'équinoxe de printemps lui sacrifiait au sommet du mont Cronos. Ces prêtres s'appelaient les Royaux, les basilai.
C'est un privilège royal, basilèion geras, dont bénéficie la race d'or, une fois disparue puisqu'elle se transforme en démons épichthoniens, au-dessus de la terre. Ces démons, basilai, exercent la double fonction magico-religieuse du bon Roi :
* Gardiens des hommes, phulakes, ils veillent à l'observance de la justice.
* Dispensateurs de richesses, ploutodotai, ils favorisent la fécondité de la terre et des troupeaux.
Le roi juste et pieux, à l'image de l'homme d'or, apaise et fait cesser la démesure. Il existe une transposition du monde divin au monde terrestre : quand le roi oublie qu'il est le représentant des dieux, trahit la fonction que symbolise son skeptron en suivant l'hubris plutôt que la diké, la cité connaît malheur, destruction, famine. Trente mille Immortels invisibles surveillent, au nom de Zeus, la justice et la piété des souverains. Ce sont les daimones de la race d'or qui punissent tout manquement à la diké.
On voit que le personnage du Bon Souverain se manifeste simultanément sur trois étages :
* Dans le passé mythique, il est l'image de l'humanité primitive, à l'âge d'or.
* Dans la société, il représente le roi pieux et juste.
* Dans le monde surnaturel, il est le démon surveillant, au nom de Zeus, la conformité de la fonction royale.
La race d'Argent.
Elle se caractérise par un état d'infériorité par rapport à l'or.
Elle est sur un même plan métallique, mais elle est antinomique.
A la souveraineté pieuse s'oppose la souveraineté impie, à la figure du roi respectueux de la diké, celle du roi livré à l'hubris. La folle démesure régit les rapports des hommes d'argent entre eux et avec les dieux.
Cette hubris ne déborde pas dans d'autres domaines, notamment celui de la guerre. Les hommes d'argent restent étrangers aux travaux militaires comme à ceux des champs. La démesure s'exerce exclusivement dans le domaine religieux et théologique : ils ne reconnaissent pas la souveraineté de Zeus. Faute de craindre les dieux, ils oppriment l'homme.
La race d'argent est exterminée par la colère de Zeus.
Les hommes d'argent sont à l'image des Titans : même démesure, orgueil les poussant à la quête du pouvoir par la mutilation d'Ouranos. ils incarnent la souveraineté du désordre.
Mais la race d'argent est dans le même ordre fonctionnel que la race d'or, la souveraineté et au-delà de la mort, ils seront les démons hypochthoniens. Ils quitteront la lumière du jour pour régner sous la terre.
Ainsi, c'est la même structure fonctionnelle qui caractérise le mythe hésiodique précédent, Zeus, Titans, dans le plan de l'humanité primitive, dans le plan royal, dans le plan surnaturel.
La race de bronze.
" Née des frênes, terrible et vigoureuse, cette race n'est en rien semblable à celle d'argent. Elle ne songe qu'aux travaux d'Arès et à l'hubris ".
L'hubris des hommes de bronze caractérise leur comportement guerrier, ce qui les distingue des hommes d'argent dont l'hubris se manifeste au plan de la justice et de la religion.
Les hommes de bronze ne font que la guerre, application de leur force brutale. Ils sont indifférents au culte, ils ne cultivent pas la terre.
La mort est leur finalité. Ils ne sont pas anéantis par Zeus, ils succombent à la guerre, sous les coups des uns des autres, domptés "par leurs propres bras", par la force de l'hubris. Ils n'ont droit à aucun honneur. Ils rejoignent l'anonymat de la mort.
Le bronze est lié, dans la pensée religieuse des grecs, à la puissance défensive des armes du guerrier. L'éclat métallique du " bronze éblouissant ", l'airain, métal animé, jette la terreur dans l'âme de l'ennemi. (Homère, l'Iliade). A cette arme mythique, s'associe la javeline, arme offensive, en bois de frêne : melia. Hésiode fait naître cette race des frênes, des meliai, nymphes de ces arbres qui se dressent vers le ciel comme des lances et incarnent la nature surnaturelle des guerriers.
Les hommes de bronze jouent un rôle dans d'autres écrits primordiaux :
* Le Géant Talos, gardien de la Crète, au corps de bronze invulnérable.
* A Argos, le premier homme, Phoroneus, descend d'une Méliade.
* A Thèbes, Niobé, mère primordiale enfante sept Méliades, contre partie féminine des premiers hommes indigènes.
* Les Spartes sont nés tout armés de la terre pour commencer à combattre les uns contre les autres. Pour fonder Thèbes, Cadmos envoie ses compagnons chercher de l'eau à la fontaine d'Arès, gardée par un serpent. Celui-ci tue les hommes de la troupe. Le héros met le serpent à mort et sème les dents à travers la plaine. Germent et surgissent en un instant des hommes tout armés qui se battent entre eux. Comme les hommes de bronze, ils périssent de leurs propres bras, à l'exception de cinq survivants, ancêtres de l'aristocratie thébaine.
* Dans le mythe de Jason en Colchide, un labourage du champ inculte d'Arès avec des taureaux monstrueux aux sabots de bronze et crachant du feu, aiguillonnés par sa lance de bronze, fait naître une cohorte de Géants en armes des dents du Dragon semées dans le sillon.
Fille de la lance vouée à Arés, totalement étrangère au sceptre et à la religion, la race de bronze présente l'image du guerrier soumis à l'hubris et qui se dissipera dans les profondeurs de l'Hadès. Comme les hommes de bronze, ils partagent le sort des créatures mortelles.
Ainsi, on retrouve figurée la hiérarchie : Zeus, Titans, Géants dans la succession des trois premières races : or, argent, bronze.
La race des héros.
Les héros sont des guerriers. Ils meurent à la guerre. Mais ils sont plus justes, plus valeureux. A l'hubris militaire des hommes de bronze, ils opposent une dikè qui fait du guerrier un homme juste, modéré, sage. L'ardeur au combat est tempérée par la sôphrosunè, la modération qui sait respecter tout ce qui a valeur sacrée. La lance se soumet au sceptre.
Par la faveur de Zeus ils séjournent dans l'île des Bienheureux où ils mènent éternellement une vie semblable à celle des dieux.
On se souvient que dans le mythe de souveraineté, Zeus a eu besoin des Géants, de Cratos et Bia, des Cent Bras, pour remporter la victoire décisive sur les Titans. Zeus les séduit pour les mettre à son service, le sceptre a besoin de la lance. L'hubris guerrière fait place à la valeur militaire juste, pour abattre la force déicide des Titans. Zeus leur accordera la vie immortelle dans l'île des Bienheureux. Faveur aux préoccupations politiques : la fonction guerrière, associée désormais à la souveraineté, assure sa pérennité. Le règne de l'ordre est verrouillé.
La race de fer.
Les quatre premières races appartiennent au passé. Hésiode s'exprime à leur égard sur le mode du passé. Avec la race de fer, il s'adresse au futur, il dresse l'avenir de l'homme de son temps. Les races du passé sont invariables dans leur devenir, elles ne connaissent pas la pesanteur temporelle. Le destin de la race de fer est en train de s'accomplir, dans un présent qui engage l'avenir, où le poids temporel est prégnant.
Les hommes seront sans cesse tourmentés par les maux déversés par Pandora. Pour l'instant, les biens sont encore mélangés aux maux, mais l'avenir sera tout entier livré aux puissances nocturnes du mal. " Aux mortels il ne restera que les tristes souffrances ; contre le mal, il ne sera pas de secours. ".
La race d'or possède tous les biens, ne connaît pas le vieil âge, vit dans la justice, hors de l'Eris, (lutte) toujours semblable à elle-même. La race de fer connaît la jeunesse qui se mue, sous l'influence des soucis, du labeur, de la femme, du vieil âge. A la fin de l'âge de fer, les hommes naîtront vieux, avec les tempes blanches. On assiste à une dégénérescence de l'homme à travers les races.
Hésiode décrit l'évolution de la société et de l'homme de son temps et essaie de dégager une morale pour préserver l'avenir.
L'homme honore l'hubris, la mauvaise Eris dominera. Ni la Dikè, ni les serments, ni les dieux ne seront respectés. La parole humaine prendra la forme du mensonge, du faux-serment, la jalousie régnera. Non la jalousie de la bonne Eris, qui rend le potier jaloux du potier et le pousse à faire mieux que lui, à travailler davantage pour le surpasser. Mais la jalousie qui cherche à s'approprier, grâce à la fraude, aux mensonges, aux faux serments, l'ouvrage que le rival a produit par son labeur. Quand la jalousie emplira le coeur des hommes, les sentiments d'amitié, de philia, qui unissent l'hôte à l'hôte, l'ami à l'ami, le frère au frère, les enfants aux parents, auront disparu. Il faut préserver ces valeurs d'autrefois, ou l'on voyait les biens l'emporter sur les maux.
Hésiode donne , dans les Travaux et les Jours, une vision prophétique, qui conduit l'humanité de la Dikè à l'hubris, du bonheur au malheur, de la philia à la mauvaise éris. C'est la description d'un cycle de dégénérescence, de l'âge d'or à l'âge de fer. Mais il est encore temps de réagir, de ne pas se laisser envahir par les puissances maléfiques de la nuit, et il y aura pour les humains, place pour du bonheur. Et ainsi le cycle peut recommencer. Car Hésiode laisse penser que la fin de l'âge de fer peut marquer le renouvellement temporel, à l'image des saisons. "Comme naissent les feuilles, ainsi font les hommes. Les feuilles tour à tour, c'est le vent qui les épand sur le sol, et la forêt verdoyante qui les fait naître, quand vient la saison du printemps ; ainsi les hommes, une génération naît à l'instant même où l'autre s'efface ". On verra dans Politique, Platon évoquer les vieux mythes où les générations humaines se succèdent et que le cycle arrivé à son terme, recommence en sens inverse.
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