samedi, octobre 21, 2006

Marsile Ficin

« De toutes les influences intellectuelles qui devaient agir, en Italie et au-dehors, pendant la Renaissance, la plus forte a été sans doute celle de Marsile Ficin », déclare A. Rivaud dans son Histoire de la philosophie.

Alors que les tout proches maîtres padouans prônent Aristote, lu dans la version averroïste, Ficin en dénonce le matérialisme et le panthéisme larvé, et se déclare en revanche convaincu qu’« avec quelques changements, les platoniciens seraient chrétiens » (prologue de la Théologie platonicienne ). C’est du reste surtout par la version latine de Ficin que le XVIe et le XVIIe siècle connaîtront Platon et c’est aussi son exégèse qui imposera longtemps une image du platonisme proche de la philosophie alexandrine.

Dépassant l’humanisme littéraire des générations passées, se défiant du «scientisme » naissant qui n’invoque ni Platon ni Aristote mais Archimède, ce sage, citoyen de Florence, contemporain de Nicolas de Cues, de Machiavel, du prodigieux Pic de La Mirandole, de Léonard de Vinci, retourne aux « choses antiques » et élabore une sorte de religion naturelle qui ignore l’inquiétude du péché et se tend tout entière vers la recherche d’un salut qui a nom sérénité.

Platon pour disposer au christianisme

Issu d’une famille de médecins, Marsile (qui changera en Ficino le nom de Diotefici) est né à Figline, entre Arezzo et Florence. Ayant étudié la grammaire, la médecine et la théologie, il commence, en 1456, l’apprentissage du grec. Cosme de Médicis met à sa disposition, en 1462, la villa de Careggi pour en faire une sorte d’Académie platonicienne. Prêtre, en 1473, chanoine à la cathédrale de Florence, en 1487, il bénéficie des avantages financiers liés à cette fonction. Après la mort de Laurent, dit le Magnifique, lorsque Charles VIII, accueilli par Savonarole, chasse les Médicis (1494), Marsile se retire prudemment à la campagne et ne revient à Florence que pour y mourir.

Traducteur du Poimandres pseudo-hermétique (1463), des dialogues de Platon (1469), des Ennéades de Plotin et de plusieurs traités néo-platoniciens (1484-1492), de la Théologie mystique et des Noms divins du Pseudo-Denys (1492), outre d’importants commentaires, Ficin a écrit un traité sur le Plaisir (1457), la Théologie platonicienne et la Religion chrétienne (achevées en 1474), une étude psycho-médicale sur La Triple Vie (1489) et un grand nombre de lettres qu’il fit imprimer en partie de son vivant (1495).

Son élève Ange Politien (1454-1494), traducteur de l’Iliade , définit la « Renaissance », dont Ficin est en son temps le plus célèbre interprète, comme une véritable « résurrection ». Burdach a bien vu cependant que c’est une idée fort ancienne, que le Moyen Âge n’a aucunement ignorée et qui se lie à la régénération baptismale. Marsile parle lui-même de sa « deuxième naissance » grâce à son « père » Cosme qui lui révèle Platon et, par lui, fait « ressurgir l’antique Académie », comparée par Politien à Eurydice rappelée des Enfers et remontant à la lumière. Unissant la sagesse à l’éloquence, Florence inaugure un nouveau siècle d’or dans tous les domaines : grammaire, poésie, peinture, architecture, musique, art militaire. Mais, pour Ficin, ce retour à la vie est d’abord une théologie, c’est-à-dire une connaissance de l’âme immortelle et de sa destinée, fondée sur des « raisons platoniciennes ».

À l’origine de cette vocation il faut situer la rencontre de Cosme de Médicis avec Gemiste Pléthon, en 1439, lors du Concile d’union (Ferrare, puis Florence) entre les Églises latine et grecque. Parmi les Byzantins, Pléthon représentait à la fois l’adversaire d’Aristote (dans son traité des Différences , composé à Florence [Patrologie grecque , Migne, t. CLX], il souligne pour les Latins tout ce qui sépare le Stagirite de Platon) et le rénovateur (à Mistra) d’un platonisme pré-chrétien, proche de l’ancien paganisme, mais interprété à la lumière de Zoroastre (en fait, des oracles chaldéens). Cette idée d’une tradition très ancienne marquera beaucoup Ficin, qui se crut d’autant plus prédestiné qu’il rattachait la fondation de Careggi à un dessein de Cosme, conçu dès la rencontre de Pléthon et lié à des signes astraux, qui, sans le déterminer, l’annoncent comme « innovateur de choses antiques ». Mais pour lui ces choses antiques, loin de contredire le christianisme, doivent le rendre à sa pureté originelle, contre les déviations averroïstes qui nient l’immortalité (et l’individualité) de l’âme.

La condition de l’homme : exil et résurrection

Dans des généalogies fantaisistes et quelque peu divergentes, Ficin cite, parmi les révélateurs successifs de la vraie sagesse, Moïse, Atlas, Prométhée, Zoroastre, Hermès Trismégiste, Pythagore, Platon, Plotin, Proclus, mais il maintient toujours la transcendance du Christ et, pour justifier son recours à la tradition platonicienne, se réfère souvent à la Cité de Dieu de saint Augustin. Si l’homme, pour lui, occupe une place intermédiaire dans un cosmos hiérarchisé, au demeurant plein de génies et de démons, sa domination sur le monde est limitée par un sentiment d’exil qui vient en partie du platonisme et de l’orphisme, mais se nourrit aussi à des sources médiévales (homo viator, contemptus mundi ). Tenté d’abord par une sagesse épicurienne, liée chez lui à une vision aristotélisante du monde (où l’homme n’est qu’un relais éphémère de l’espèce dans la zone sublunaire), Ficin se convertit ensuite à une autre espérance, fondée sur la dignité singulière de l’âme individuelle, prisonnière d’un univers à demi illusoire, mais appelée à une ascension contemplative et unitive. Et cette vocation même rend un sens positif à l’œuvre de l’homme dans le monde.

E. Cassirer a insisté sur l’influence possible de Nicolas de Cues, tandis que E. Garin la juge secondaire ; quoi qu’il en soit, le rôle médiateur de la beauté esthétique et de l’amour des formes est beaucoup plus central dans l’Académie florentine que dans la dialectique cusaine. De l’Éros platonicien, Ficin retient à la fois le thème de l’insuffisance, du désir, et la puissance ascensionnelle. Mais il insiste sur la liberté de l’homme et, s’il croit à l’action constante des astres et des esprits répandus à travers le monde visible, il tient très ferme que « le même astre peut être faste ou néfaste selon l’attitude intérieure que prend l’homme en face de lui ». La connaissance de soi permet seule à l’« animus » de s’« immerger » dans la matière pour lui donner forme et signification, mais aussi d’« émerger » de ce tombeau pour une véritable résurrection. Proche par le haut de l’Ange qui est à la fois un et multiple, et, par lui, à l’indicible unité divine, il touche aussi par le bas à la qualité, qui est multiplicité unifiée, et, par elle, au corporel purement et simplement multiple, indifférent à toute forme et divisible à l’infini. La fonction de l’unité est en même temps fonction du repos ; et de la sorte se trouve singulièrement restreint le Drang faustien ou prométhéen qu’évoque Cassirer et qui sera plus sensible chez Bruno, une fois brisé le carcan de l’univers ptoléméen.

La sagesse d’un pèlerin

Si le visage d’une « puissance suréminente et divine » se reflète dans le visible à travers les miroirs de plus en plus troubles de l’ange, de l’homme et de la matière qualifiée, si le microcosme humain est bien le lieu où la lumière universelle trouve son expression harmonieuse, entre l’éblouissement de la plénitude et le morcellement de la matérialité, la condition mixte de l’homme lui interdit de se perdre en de pures rêveries. Médecin autant que poète, Ficin, dans ses Trois Livres de la vie , assigne au pèlerin terrestre trois guides célestes : Mercure, Phébus et Vénus ; trois fonctions psychiques : Volonté, Entendement, Mémoire ; trois guides humains : le père charnel, le précepteur spirituel, le médecin du corps. Pour éviter la mélancolie propre aux gens de lettres (mercuriens), les excès du désir vénérien qui « gâtent l’estomac et les parties nobles », il faut suivre les mouvements mêmes du Soleil, se lever avec lui et profiter pleinement de ses premiers rayons, les plus bénéfiques. On doit éviter le vin, la viande de bœuf, le gibier, les fromages fermentés, les lentilles, la moutarde, tout ce qui est « noir », la colère, la solitude, user des bains, écouter la musique, se promener à travers les prés fleuris, « à l’air libre » et en pleine lumière. Le quinquagénaire fuira les femmes, l’ombre crépusculaire, et se nourrira de jaunes d’œuf, dont l’or vient du Soleil. Mais avant tout, à chacun de ses âges et suivant sa fonction, que chaque humain se conforme à son génie naturel, et use selon sa vocation des dons que lui prodiguent les astres, les pierres et les images.

Ficin n’est pas un optimiste béat ; il craint les mauvais présages, les feux follets et la foudre sur Florence qui annonce la chute des Médicis ; mais, à la différence de Luther, il n’a jamais rencontré Satan face à face. La grâce pour lui est plutôt illumination et union que pardon immérité du pécheur. C’est la « vision de sa propre lumière » qui attire l’âme vers sa patrie perdue et l’ouvre à la béatitude.

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