mardi, octobre 17, 2006

Hésiode - Le mythe des races (SUITE)

L'intelligence du Mythe. Interprétations.

Structure théologique. La trilogie religieuse

C'est celle de la théologie grecque traditionnelle, qui distingue dans la hiérarchie des puissances surnaturelles :
* Les dieux proprement dits, les theoi.
* Trois catégories d'êtres auxquels les hommes rendent un culte : les démons, les héros et les morts.

Les quatre premières races, après leur disparition accèdent au rang de ces trois entités religieuses. Les démons ( épichthoniens et hypochthoniens ), les morts dans l'Hadès, les héros aux îles des Bienheureux.

Les quatre premières races forment un cycle complet, fermé sur lui-même, séparé de la cinquième. Les héros ( ceux qui vont après leur mort dans les îles des Bienheureux ) ont une vie posthume identique à celle des hommes de la race d'or durant leur vie. Le récit rejoint son point de départ.

La coupure est profonde entre la race de fer et celle des héros. Les quatre premières ont en commun d'avoir disparu, elles appartiennent à un passé révolu. Elles n'ont d'existence qu'à l'état posthume et se définissent comme modèle à atteindre ou à éviter, dans la démarche religieuse.
La cinquième race est celle d'Hésiode, l'ici-bas et le maintenant d'où il parle, par la voix de la Muse. Elle ne présage aucun destin posthume, elle conduit vers un avenir purement terrestre encore pire si on laisse l'hubris dominer la vie. Le mépris de la diké séparera l'humanité du divin, soumise à la mauvaise Eris et aux maléfices de Pandora. Appel aux hommes pour qu'ils réagissent, en tirant profit du récit et en honorant la diké afin que leur pauvre existence soit encore liée au divin et ne soit entièrement vouée au mal.

Le mythe des races rejoint donc le Mythe de Prométhée et complète la dimension théogonique. Après avoir établi la genèse des dieux, la mise en place de l'ordre divin par Zeus, Hésiode rattache l'existence des démons des héros et des morts aux races humaines antérieures, qui leur ont donné naissance. Le texte assume ainsi une fonction théogonique. " Mets toi bien dans l'esprit que dieux et hommes mortels ont la même origine " dit-il à son frère Persès. Si les dieux ont crée les races humaines successives, les races ont donné naissance , en retour, à des êtres divins. Dieux et hommes mortels ont donc la même origine.

Le mythe de Prométhée sépare les hommes des dieux, les place entre les dieux et les bêtes, et les réduit à une condition de souffrance et de privation, à cause de la rébellion du Titan. La séparation a lieu une fois pour toutes, mais la distance infranchissable permet cependant le contact par les rites du culte, les honneurs rendus, les sacrifices. Et les hommes n'en sont pas responsables, ils ont été victimes.

Le mythe des races constitue une autre façon, adaptée et savante d'illustrer le même thème de la coupure entre les dieux et les hommes. La distance s'établit en plusieurs fois, par paliers, et les liens vont se couper progressivement. L'image en est donnée par la nature des différentes races. Le fossé s'accuse ou s'estompe, selon que la conduite des mortels se livre davantage à l'hubris ou à la diké. Les hommes participent à l'échéance, qui est celle de la race de fer, mais la chute sera totale si les humains sont sourds à l'avertissement du poète. Ils ne sont plus les spectateurs passifs du drame apocalyptique. Le récit a une portée pédagogique et morale et suggère l'identification possible de l'homme à la race des héros. Le mythe des héros clôt le cycle des races disparues, et indique la voie de salut.

Les héros guerriers, belliqueux sont destinés à mourir au combat, comme les hommes de bronze. Mais, adeptes de la diké, ils sont plus justes et meilleurs et ils ont inversé le cours de la dérive qui les éloignait des dieux. Au temps héroïque, dieux et déesses se sont encore unis aux mortels pour engendrer les demi-dieux, prouvant ainsi que la barrière n'était pas alors infranchissable.

De plus on a vu que les héros reçoivent de Zeus, après leur mort, le privilège d'une existence libre de toute peine, parmi les Bienheureux.

Mais ils ne jouissent de cette félicité qu'après leur mort et ils ne sont pas mêlés aux dieux. Ils sont aux confins du monde, dans un lieu à part, que son isolement éloigne des dieux et des hommes. Ils peuvent être, dans la société ou la littérature de l'époque, les objets de culte (époque mycénienne ) autre façon de réduire la distance entre les hommes et les dieux.
L'homme de fer, c'est à dire l'homme contemporain, est libre d'entreprendre cette quête, sous l'égide de la diké, pour une destinée posthume dans le domaine de l'esprit. Transcendance et éternité. La théologie et le religieux se rejoignent : médiation des démons, intermédiaires entre les dieux et les hommes.

II. La tripartition fonctionnelle. J-P. Vernant.

S'inspirant de Dumézil et de son système de tripartition fonctionnelle chez les Indo-Européens, Jean-Pierre Vernant montre que le mythe des races s'ordonne selon un schéma identique.
Au sommet de l'édifice, le plan de la souveraineté, dans lequel le roi exerce ses responsabilités juridique et religieuse.

Au milieu, le plan de la fonction militaire, où la violence du guerrier impose une domination sans règles.

En bas, le plan de la fécondité, des nourritures nécessaires à la vie, qui reposent sur l'agriculteur.
Mais toujours, hubris et diké viennent authentifier le comportement des hommes.

1. Le plan de la souveraineté.

* La race d'or. Symbole royal. Roi juste et pieux qui distribue les prospérités. Héritier de Zeus, il porte le skeptron, sous l'égide de la diké. Les rois de l'époque s'identifient à la race des hommes justes des temps primordiaux. Dernier privilège royal, la race d'or, une fois disparue se transforme en démons épichthoniens, intermédiaires entre les hommes et les dieux, à la surface de la terre, et non dans le ciel.

* La race d'argent. Inférieure dans le précieux. Elle se définit par rapport à l'or, antinomique. Elle oppose à la souveraineté pieuse la souveraineté impie. Elle est sous la domination de la " folle démesure ", dans les rapports sociaux et dans les rapports avec les dieux. Leur hubris se manifeste sur le terrain exclusivement religieux et théologique. Ils refusent de sacrifier aux dieux olympiens, ils ne reconnaissent pas la souveraineté de Zeus. Ils oppriment l'homme faute de craindre les dieux.

Impie, elle est exterminée par la colère de Zeus. Mais après la mort, elle bénéficie d'honneurs analogues, et représentera les démons hypochthoniens, sous la terre. tribut payé aux Titans ?
On observe donc la solidarité fonctionnelle entre les deux premières races.

2. Le plan militaire.

* La race de bronze. " Elle ne songe qu'aux travaux d'Arès et à l'hubris ". Pour le guerrier, l'hubris consiste à ne vouloir connaître que la lance, à se vouer à elle, à demeurer entièrement étranger au plan juridique et religieux. Cette hubris militaire est incarnée par les Géants, dans les mythes de souveraineté. Les hommes de bronze partagent le sort commun des créatures mortelles.

* La race des héros représente la contrepartie dans la même sphère fonctionnelle. Ce sont des guerriers, ils meurent à la guerre. Mais ils sont voués par nature à la diké, qui les oppose et les unit fonctionnellement aux hommes de bronze. Le guerrier juste reconnaît ses limites, accepte de soumettre la lance au sceptre. Son ardeur au combat est tempérée par le respect de tout ce qui a valeur sacrée. Incarnation du guerrier juste, les héros, par la faveur de Zeus, sont transportés dans l'île des Bienheureux où ils vivent éternellement une vie semblable à celle des dieux.

Dans les mythes de souveraineté, le sceptre a du s'appuyer sur la lance, et Zeus a su mettre à contribution les Hécatoncheires, en les faisant rentrer dans son camp sous couvert d'une amitié indéfectible. La valeur militaire de ces "gardiens fidèles de Zeus " marche désormais de pair avec la sôphrosunè, l'équilibre.

La fonction guerrière, associée désormais à la souveraineté, assure l'ordre et la stabilité du règne.

3. Le plan de l'agriculture et de la fécondité. Le labeur.

La race de fer. Elle découle du mythe de Prométhée, où Pandora conduit l'homme à besogner la terre et la femme pour assurer sa subsistance et sa génération. C'est l'homme séparé des dieux, voué à l'effort, au labeur qui le conduit à la vieillesse et à la mort. Porteur de tous les maux, soumis à l'hubris pour assurer sa survie matérielle, espérant la diké pour sa survie spirituelle, il est le servant de la cité, dans l'accomplissement incessant de sa tâche quotidienne.

Il doit se soumettre à un ordre qui le dépasse, qu'il n'a pas créé. Respecter la diké, pour l'agriculteur, c'est vouer sa vie au travail, pour que le bien l'emporte sur le mal, et qu'il devienne cher aux Immortels, assurant en quelque sorte son salut.

Soumis à la bonne lutte et à la mauvaise lutte ( éris ), il est en révolte contre sa condition qui le fait vieillir, et le pousse à des conduites démesurées pour améliorer sa condition, en pure perte. Une existence qui se dégrade au long d'un temps vieilli et usé. Fatigues, labeur, maladies, angoisses, tous les maux qui épuisent l'être humain, le transformant de jeune home en vieillard et de vieillard en cadavre. Temps ambigu, où s'imbriquent le bien et le mal, la vie et la mort, la diké et l'hubris. Jusqu'au temps apocalyptique où la race s'éteindra.

Dumézil écrivait, dans Jupiter, Mars, Quirinus, 1941,
" Il semble bien que, tout comme le mythe indien correspondant, le mythe des Races, dans Hésiode, associe à chacun des Ages, ou plutôt des trois couples d'Ages, à travers lesquels l'humanité ne se renouvelle que pour se dégrader, une conception fonctionnelle ( religion, guerre, labeur ) des variétés de l'espèce. "

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