C’est donc à la constitution du tableau d’ensemble de la société juive des derniers siècles du second Temple que la littérature apocalyptique nous renvoie : c’est là qu’elle peut et doit trouver son explication. Le mot « apocalypse » est l’exacte translitération du terme grec apokalypsis, le premier de l’Apocalypse chrétienne dite de Jean, œuvre qui porte précisément son nom : elle le céda, comme générique, à bien d’autres antérieures de la même veine. Ce terme, qui signifie « révélation », dérive du verbe apokalyptein, « découvrir », « révéler », que la Bible grecque des Septante utilise pour traduire les verbes hébraïques galâh et hâsaph, dont la signification précise est « découvrir » (Exode, XX, 26) ou « révéler » (I Samuel, II, 27). Le livre de Daniel, le premier des livres bibliques à répondre à la perfection à la définition du modèle ou de la forme apocalyptique, l’a introduit dans le sens spécifique de « révéler les secrets » (II, 29). les écrits annonçant, et souvent décrivant, « révélant » donc l’état et le statut définitifs des choses, terrestres et célestes, à la phase ultime de l’histoire. L’apocalypticien, c’est donc le prophète de la fin des temps qui utilise les procédés d’écriture conventionnels de l’expression dite apocalyptique. La « fin » des temps comme moment, acte et réalités, se disant en grec eschaton ou, au pluriel, eschata, « choses dernières », on dit et on peut dire de l’apocalyptique que la dimension « eschatologique » lui est essentielle. Or l’œuvre et la forme apocalyptiques sont relatives à la transformation radicale du système de représentations des relations entre ce qui est divin et ce qui ne l’est pas et, en deçà, aux conditions historiques globales dudit système.
La littérature apocalyptique
Comme repère originel de l’écriture apocalyptique, il faut placer la destruction du Temple de Jérusalem en 587 avant J.-C. et l’Exil à Babylone. Occasion d’un croisement religieux et culturel aux effets imprescriptibles, l’Exil entraîna une renaissance véritable, caractérisée par le maintien de l’essentiel éthique, voire culturel, d’une religion nationale, celle de Moïse, conservée aussi pure que possible sur une terre étrangère et par la réinterprétation de cet héritage fondamental par le retour archaïsant de ce qui était très ancien, tant des traditions nationales que des cultures voisines, moment de réhabilitation des cultures et le creuset de refonte des mythes anciens. Ce vaste engouement pour l’Antiquité, remarquable jusque dans le vocabulaire utilisé, ne se limita pas à Israël : il reflétait même, largement, une tendance générale. La longue période qui précéda tout au long du VIIe siècle avant J.-C. et jusqu’en 587, comme celle antérieure à l’édit de Cyrus en 538 avant J.-C., fut celle des restaurations et des renaissances, des retours aux sources lointaines et des croisements culturels. On peut donc de quelque façon homologuer cette formule de S. B. Frost : « Nous pouvons définir l’apocalyptique comme la mythologisation de l’eschatologie. »
Les institutions les plus centrales, les plus nécessaires même, le Temple et le culte sacrificiel au premier chef, avaient fait la preuve, en 587 avant J.-C., du caractère faillible voire provisoire de leur existence. Reconstruites, on ne pourrait plus miser sur elles comme médiatrices des biens rédempteurs ultimes ni même comme garantes des enjeux spirituels vitaux. Il fallait chercher autre chose. Et c’est dans cette autre chose, fruit systématique d’une défiance totale, que se trouve le noyau de l’apocalyptique.
Rompant avec les peuples ou les cultures environnantes, les Israélites avaient instauré la distinction entre l’ordre de la vision et du mythe d’une part et celui de la réalité et de l’histoire de l’autre ; ce faisant, et pour la première fois dans l’histoire, ils avaient su respectivement identifier, désigner et représenter, comme séparés, le domaine cosmique et le domaine terrestre. Dès lors, à la grande différence encore de ce qui déterminait et animait les autres religions contemporaines, l’origine, ou la source, de l’expérience religieuse israélite ne trouvait pas ses fondements ni ses racines en des mythes théogoniques. Le rapport de cette expérience à l’histoire était dès lors possible ; elle devait même devenir nécessaire. Le prophète avait pour fonction de le maintenir actif et de l’éclairer en l’actualisant sans cesse au gré des événements ou situations nouvelles.
Avec les prophètes déjà exiliques Jérémie et Ézéchiel, les choses changèrent en profondeur. Il y eut à cela deux résultats : l’un, théorique en quelque sorte, fut le passage d’une finalité éthique, ou « eschatologie », reposant sur l’histoire à une autre, toute différente, impliquant la vision ; l’autre, sémantique à la vérité, consista dans la mutation de l’oracle dans la vision. Précisons que l’oracle débouchait sur une éthique plane, aux dimensions politiques et aux perspectives historiques claires, tandis que la vision capitalisait et mémorisait le lot exhaustif des informations sur l’au-delà et donc sur le monde céleste. Avec le prophétisme classique, le rendez-vous ultime, rédempteur peut-on dire, était dans l’histoire, c’est-à-dire dans le champ visible ou transparent de l’activité divine ; avec Jérémie et Ézéchiel déjà, il était ailleurs et autrement que dans cette histoire-là. Et ainsi apparaissaient des schémas et des signaux, littéraires, vraiment d’apocalypse.
Pour Ézéchiel, le passé d’Israël n’est plus démonstratif du salut national ni justificatif des croyances et des rites liés à celui-ci (chap. XVI et XXIII). Un pessimisme fortement initié par Jérémie se dégage de ses textes, poussé jusqu’à l’outrance : le passé d’Israël est à ses yeux l’histoire d’une vaste rébellion. Et le prophète de regarder vers l’acte futur susceptible de redonner la vie, la vie nationale bien sûr (XXXVII, 12-14). Chez lui, la vision se fait englobante et quasi absolue. Né sur la vision du char céleste (chap. Ier), le « livre » qu’on lui fait manger (III, 1-3) se termine pas la longue et belle vision du Temple céleste des chapitres XL à XLVIII : le Temple tenu comme en réserve, « vu » et « révélé », et destiné à être manifesté comme le Temple véritable lors de l’ultime rendez-vous de l’histoire. Le grand connaisseur H. H. Rowley avait bien raison de dire que l’apocalyptique était « la fille de la prophétie » tout en étant différente d’elle.
La vision du Temple céleste d’Ézéchiel signifie vraiment l’inauguration de l’écriture apocalyptique. Le trait le plus fondamental de celle-ci consiste en ce qu’elle transforme, transfigure plutôt, les biens institutionnels, de longue date acquis, en des réalités célestes dont seule la vision peut à sa façon permettre l’approche en même temps que justifier le fait. Le premier de ces biens à être ainsi transformé, ce fut le Temple. La reconstruction de celui-ci, vers la fin du VIe siècle avant J.-C., ne changea rien, au contraire : la vision se maintint envers et contre tout ; elle se renforça même en proliférant, et elle devint foncièrement polémique. Entre le Temple de Salomon, détruit, et le second, reconstruit, il y avait eu l’Exil à Babylone, c’est-à-dire une brèche avec laquelle, quoi qu’il en fût des compensations successives, il faudrait à tout jamais compter. On connaît les interrogations graves, violentes même, dont les derniers chapitres d’Isaïe (LIX, LXV et LXVI), probablement contemporains de la reconstruction du Temple, vers 520 avant J.-C., sont entre autres déjà porteurs. Ces invectives visaient le Temple fraîchement rebâti et, avec lui, le système sacrificiel dans son ensemble. Bien plus, elles désignaient comme certain, à terme, l’échec ou la caducité irréparable du sens éthique et de l’idéal de rédemption reposant précisément et toujours sur ce Temple. Ce faisant, elles manifestaient les symptômes d’une crise généralisée de la plus vitale importance. Loin d’être un rejet, elles signifiaient l’exigence nécessaire d’une transformation radicale et même absolue des choses.
Le premier résultat, objectif en quelque sorte, de l’élaboration du modèle apocalyptique fut la transformation radicale de la relation entre l’homme et la divinité, et partant l’apparition d’une conception tout autre de Dieu. Dieu, désormais, c’est l’être absolu et transcendant, qui n’apparaît plus ni dans la tempête ni même, comme à Moïse, dans le buisson. Avec l’apocalyptique, l’axe de la verticalité s’est trouvé définitivement construit. Un mode nouveau d’immanence était ce faisant postulé : il devait être le garant de la transcendance divine nouvellement établie. Avec l’idée, l’image même puis le concept de médiation, le christianisme allait apporter à cet ordre totalement transformé des choses, son facteur décisif d’équilibre. La question de la relation entre le Dieu exclusivement céleste et l’homme persistant envers et contre tout dans l’histoire, posée différemment, trouvait ainsi sa réponse. La vision, autrement dit l’apocalypse, permettait à l’homme de donner forme et, ce faisant, d’une certaine façon, réalité à sa virtualité d’être céleste, les anges étant son infaillible référence.
Il y a un second effet ou produit, littéraire celui-ci, de la riposte apocalyptique à la crise généralisée de la société et de la conscience juives du second Temple : c’est la manifestation de la forme spécifique d’écriture qui caractérise, soit partiellement soit entièrement, les œuvres dites apocalyptiques.
Globalement, cette forme est celle du « livre », homologue et supplétif apocalyptiques de l’« oracle » prophétique. On sait comment ce mot fut introduit par Ézéchiel ; il fut largement honoré par la suite jusqu’à l’Apocalypse de Jean, désignée par son auteur comme « livre prophétique » (XXII, 7 et 19). Or ce livre qu’est l’œuvre d’apocalypse est toujours signé. À la différence des oracles des grands prophètes classiques de la Bible, sa signature n’est pas celle de l’auteur, qui demeure inconnu : elle est fictive et on la dit « pseudonymique ». Les juifs du second Temple, ainsi que les juifs chrétiens des origines, ont en effet cultivé et développé la pseudonymie, dont ils n’avaient d’ailleurs pas l’exclusivité dans l’Orient méditerranéen contemporain. L’œuvre apocalyptique est donc à la fois anonyme mais pseudonymiquement signée. Ce signateur, ce n’est pas n’importe qui. Tantôt, c’est tel héros fondateur ou tel ténor du peuple ou de la nation dite élue : ainsi, Moïse dans le Testament de Moïse, Abraham dans le Testament d’Abraham, Élie dans l’Apocalypse d’Élie, les douze fils de Jacob dans les Testaments des Douze Patriarches ; tantôt, tel ancêtre de la première humanité, par exemple et surtout Hénoch dans le Livre d’Hénoch (il y en eut plusieurs, différents) et même Adam dans le Testament d’Adam, etc. Le choix de ces pseudonymes n’était ni arbitraire ni neutre. Ces personnages signateurs étaient mis en scène dans les écrits d’apocalypse dont ils sont narrativement les héros ; et ce, non plus comme agents marquants voire prestigieux de l’histoire passée, histoire nationale mais aussi, en amont et en aval, histoire de l’homme et des hommes, mais, ici et maintenant, comme médiateurs véritables de l’histoire définitivement actualisée du monde. Cette actualisation signée, par des procédés divers – le songe, la divination et la magie par exemple –, se monnaie en « vision » ; et dès lors elle est apocalypse, autrement dit « révélation ». Cette histoire ainsi révélée est donc comme secrètement inscrite dans l’histoire elle-même, que le nom des signateurs évoque de soi. Le moment et l’acte de sa mise au grand jour dans sa réalité profonde et sa signification ultime devaient obligatoirement porter la trace indélébile de leur identité. Cette fonction pseudonymique relève éminemment du déterminisme, l’un des traits souvent inavoué de l’apocalyptique. De plus, en tant que figure nécessaire, ce signateur au demeurant fictif est à la fois le narrateur d’ensemble et le héros central voire quasi exclusif des livres d’apocalypse. Ainsi, entre le IIIe siècle avant J.-C. et le IIe siècle environ après J.-C., le processus apocalyptique entraîna, chez les juifs d’abord puis chez les chrétiens eux-mêmes, la prolifération exceptionnellement riche de produits structurés d’écriture, présentés comme les « Livres », les « Testaments » puis enfin les « Apocalypses » des éminentes figures jalonnant l’histoire, tant celle d’Israël ou des juifs que celle de l’humanité tout entière. Il s’agissait d’œuvres littéraires où étaient organiquement liées ces deux choses : d’une part, la récapitulation systématisée et parfois chiffrée (comme dans le Livre des Jubilés, qui découpe la première tranche de la Bible, couverte par la Genèse et Exode, I-XII, en périodes de quarante-neuf ans) de l’histoire passée, saisie des origines jusqu’à l’heure présente, sorte de généalogie exhaustive de ce que l’on appelle désormais « ce monde-ci » (en hébreu : ha-‘ôlam hazzeh ; en grec : hô aïôn houtos) ; de l’autre, la description détaillée de la fin des temps ou plus exactement de ce qui se montre, en des visions ou « révélations », comme « le monde qui vient » (en hébreu : ha-‘ôlam habbâ ; en grec : ho aïôn mellôn).
La littérature apocalyptique constitue un corpus particulièrement important, quantitativement, certes, mais aussi qualitativement. Comme ensemble littéraire grandement majoritaire, elle est imputable à ce que l’on devrait légitimement reconnaître, à l’instar et à côté de l’Antiquité grecque et de l’Antiquité romaine, comme l’Antiquité juive. En tant que production littéraire propre, cette littérature relève d’un véritable habitus scripturaire auquel on doit aussi, en plus de la masse étonnante d’écrits d’origine juive, la plupart des textes chrétiens primitifs, canoniques ou non, pour autant qu’on puisse les dire littéraires. Il n’est d’ailleurs pas d’écriture contemporaine chez les juifs, ni chez les juifs chrétiens, qui ne fût, totalement ou partiellement, apocalyptique. Héritières de l’enseignement tout apocalyptique de Jésus de Nazareth, la doctrine puis la dogmatique chrétiennes se sont élaborées sur la base de référents et d’énoncés fortement apocalyptiques. C’est dès lors avec raison que le grand théologien allemand E. Käsemann a écrit, en 1960 : « L’apocalyptique est devenue la mère de toute théologie chrétienne. »
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