L’imaginal
ou
La nature de l'homme est l'essence médiatrice entre l'absolu et le relatif.
ou
La nature de l'homme est l'essence médiatrice entre l'absolu et le relatif.
L'image de l'homme qui établit une relation entre l'absolu et le relatif, entre le haut et le bas, entre le ciel et la terre, entre Dieu et la Création, se retrouve dans de nombreuses traditions.
Dans chacune de ces représentations, ce n'est pas l'homme "brut de création" qui est considéré mais l'homme accompli, celui que nous visons à devenir.
- Il s'agit idéalement d'accéder à un état de pontife entre l'absolu et le relatif.
Le pontife, ou pontifex, est celui qui établit un pont entre le monde matériel, créé, et le monde divin. On trouvait déjà un collège de pontifes, assemblée sacerdotale, dans la République romaine avant que la chrétienté n'en récupère le concept. Ainsi la fonction sacerdotale s'inscrit entre la fonction royale, celle qui règne sur le Malkut, et la fonction prophétique, celle qui accède à la connaissance du divin.
Or, une telle posture de pontife ne prend son sens que si elle se traduit dans l'action en dictant un comportement.
Cheminant, comme un adepte, de l'approche cognitive à l'approche expérimentale, nous rechercherons ainsi, d'abord, l'image de l'homme comme médiateur entre l'absolu et le relatif, dans différentes traditions. C'est la question "De quoi s'agit-il?".
Nous nous baserons ensuite sur notre démarche pour éclairer le chemin qui peut conduire à cette posture et mieux la cerner. C'est la question "Comment peut-on y accéder?".
Nous pourrons enfin nous interroger sur les conséquences qu'elle emporte en termes d'attitude et de comportement. C'est la question "Qu'est-ce que cela implique?".
I. De quoi s'agit-il?
Dire que la nature de l'homme est l'essence médiatrice entre l'absolu et le relatif, c'est exprimer trois propositions qui sont au centre de notre démarche.
La première de ces propositions consiste à affirmer que si l'homme naturel, incarné, tel qu'après la chute, est soumis aux contraintes matérielles, sa nature le fait aussi tendre vers l'absolu, qu'il porte en lui comme moteur de son désir inné de transcendance, désir inné qui a pour origine l'amour primordial générateur de toutes choses.
La deuxième de ces propositions consiste à affirmer que cette nature de l'homme n'est pas exprimée a priori. Comme nature, elle existe en potentialité dans l'homme créé mais encore faudra-t-il "dévoiler" cette potentialité pour vivre pleinement sa vie d'homme réalisé. Nous sommes ici invités à nous accorder à cette nature.
La troisième de ces propositions implique l'universalité du propos. Elle signifie que, si chaque homme est pétri de cette nature et riche de cette potentialité, encore suffit-il mais faut-il qu'il ait le vouloir d'accéder à sa propre réalisation.
L'universalité de ce propos, nous la retrouvons d'ailleurs dans la diversité des traditions qui montrent l'homme réalisé comme médiateur entre l'absolu du principe unique et la multiplicité du créé, du monde des formes.
Voyons-en quelques exemples :
• Dans la civilisation babylonienne, le nom des tours et temples sacrés témoigne de cette volonté d'intermédiation : "Maison du Mont de toutes les Terres" ou "Lien entre le Ciel et la Terre".
• Dans l'Egypte ancienne, le pharaon était considéré comme un être surhumain, intermédiaire entre les dieux, ses frères, et les hommes, ses sujets. A ce titre il était le protecteur de ses sujets au nom du divin et il s'assurait que ses sujets vivent selon la loi religieuse.
• Chez Platon, l'ancien esclave qui est parvenu à sortir de la caverne et à contempler la lumière du jour redescend dans la caverne pour contraindre les prisonniers à leur conversion du regard. L'homme nouveau ne désire pas spontanément retourner vers le fond de caverne qui lui apparaît désormais obscur et voué à des activités factices. Mais c'est son devoir. Ce qu'il y a aussi de très signifiant dans le mythe de la caverne, c'est que la libération (et la montée du relatif à l'absolu) n'est pas le fait d'une intervention d'en haut mais semble être le fait d'une initiative (initiatique?) de l'un de ces prisonniers.
• Chez Plotin, l'homme se situe entre la matière et le Nous ou Intelligence pure et c'est la purification et l'exercice de la pensée qui vont lui permettre de s'élever progressivement vers une union totale et extatique avec l'Un, c'est-à-dire Dieu.
• Le Corpus Hermeticum évoque les trois niveaux de l'homme : l'homme hylique, l'homme logique et l'homme pneumatique.
• Dans la kabbale, l'arbre séphirotique relie En-Soph à Malkuth.
• Dans la religion catholique, Jésus est à la fois homme, Dieu et Messie.
• Pour Avicenne, le mundus imaginalis, le monde de l'imaginal, est l'intermédiaire nécessaire pour relier le monde intelligible au monde sensible.
• L'alchimie évoque trois niveaux de l'homme : le corpus, l'anima et le spiritus.
• Enfin, au Japon, le ki est un rayon idéal qui relie les êtres et les objets au principe d'harmonie. Lorsque leur agencement matériel et spirituel permet l'établissement de ce rayon, ils atteignent alors l'état d'harmonie et peuvent être en contact avec l'essence supérieure du monde. Ceci n'est pas sans rappeler l'axe du monde et l'image du centre et de la circonférence.
On pourrait ainsi continuer d'énumérer les exemples de cette vision de l'homme. En fait, toutes ces traditions sont liées à la conception d'un triple monde. Il s'agit selon les cas de la Terre, de l'Atmosphère et du Ciel ou de l'Enfer, de la Terre et du Ciel ou de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis.
Ces trois mondes, ou plutôt ces trois états du monde, correspondent à trois niveaux de l'être. Dante écrit : "Il paradiso non è un posto è una condizione" (Le paradis n'est pas un lieu, c'est une condition, nous pourrions dire, un état de l'être).
L'homme accompli est donc l'intermédiaire entre le principe unique et la création et la tradition alchimique lui prête cette triple nature. Il est lui-même corpus, animus et spiritus ou, selon les auteurs, corpus, animus et anima ou encore corps, âme et âme spirituelle.
Cet homme accompli, cet homme réalisé, est le résultat d'une évolution dont on voudrait qu'elle soit individuelle, humaine et ontologique. Ainsi comme chaque homme passerait de l'enfance à la maturité puis à la sagesse, l'humanité se perfectionnerait et chacun vivrait sa triple condition afin de relier le relatif à l'absolu.
Mais comment peut-on oser l'espérer? C'est la question "comment y accède-t-on?".
II. Comment y accède-t-on?
Un objectif; une méthode.
A. Un objectif
Accéder à cet état de pontife entre le relatif et l'absolu présuppose évidemment la perception de l'absolu, le monde du relatif, du perceptible, étant a priori connu puisque lié à la création. Il s'agit donc d'accéder au-delà du sensible et de l'intelligible, d'atteindre l'harmonie avec l'absolu.
Un document monastique exprime très bien cette tension :
"L'aventure des moines est d'abord, voire exclusivement, intérieure et son unique mobile est la soif. La soif d'absolu. La soif d'un autre monde, un monde de vérité et de beauté, que la liturgie avive, au point d'orienter le regard vers les choses éternelles; au point de faire du moine un homme tendu de tout son être vers la réalité qui ne passe pas.
Avant d'être des académies de science et des carrefours de la civilisation, les monastères sont des doigts silencieux dressés vers le ciel, le rappel obstiné, intraitable, qu'il existe un autre monde, dont celui-ci n'est que l'image, qu'il annonce et qu'il préfigure".
Ce texte nous montre que le monde de l'absolu n'est ni un lieu ni un temps mais un état, comme l'indiquait Dante. Il met également en lumière cette tension : "Il paradiso sta nella sua aspettazione" (Le paradis réside dans son attente). Avec cette double lecture du mot "aspettazione" : "attente" mais aussi "le regard tourné vers", qui évoque la conversion du regard.
B. Une méthode
La démarche est ésotérique en ce sens qu'elle implique une intériorisation, une individuation, de cette position de lien alors que la démarche religieuse est exotérique en ce sens qu'elle repose sur l'accomplissement des devoirs et commandements.
Vouloir atteindre le monde de l'absolu pour établir un pont avec le monde du relatif suppose une initiation et une discipline. Cette discipline, c'est l'ascèse.
L'initiation conduit à être placé et à se placer symboliquement au centre du Monde, dans une conception mystique de lien entre le Ciel, la Terre et l'Enfer, de la même façon que dans une conception militante, on peut se placer au centre des choses, pour s'approprier les causes et influencer les effets.
L'alchimiste Gustav Dorn écrit : "Faites en sorte que vous deveniez de la même qualité que vous désirez que soit votre travail (l'œuvre). Si vous êtes avides de richesses, vous désirerez que votre travail alchimique vous procure de l'or pour vous enrichir, et votre travail sera réglé en conséquence. C'est pourquoi avant que vous commenciez à travailler sur les matières chimiques, il vous faut d'abord atteindre la qualité intérieure juste, car alors vous travaillerez avec cela et le résultat s'accordera avec ce que vous êtes. Chaque partie du travail que vous faites s'accorde à vos propres qualités. Vous êtes présent dans tout ce que vous faites et cela ne dépend pas de ce que vous faites concrètement. Vous êtes en lui". C'est le "Age quod agis" latin (Fais ce que tu fais) et c'est, bien sûr, "Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers". Gustav Dorn indique encore comment se placer dans cette position : "Apprends donc à partir de toi-même ce qui est entre le ciel et la terre de façon à pouvoir comprendre toute chose".
L'homme cherchant sa pleine réalisation a besoin de rétablir le lien oublié ou perdu avec le principe unique. Mais l'esprit qui se manifeste en l'homme, quelque éveillé que soit son état de conscience, n'épuise pas la cause universelle, le principe unique. L'esprit relève encore du manifesté. Seul celui-ci est accessible à l'entendement humain. Passer du sensible à l'intelligible fait appel à la raison mais passer de l'intelligible à l'indicible, à l'absolu fait appel à l'imaginal pour, comme l'écrit Mircea Eliade, "voir le monde dans sa totalité ; car c’est le pouvoir et la mission des images de montrer tout ce qui demeure réfractaire au concept". Nous avons dit que nous devons la notion de monde imaginal à Avicenne, mais c'est Henry Corbin qui a revivifié ce concept. Dans un texte intitulé "Pour une Charte de l'Imaginal", il écrit : "La fonction du mundus imaginalis et des formes imaginales se définit par leur situation médiane et médiatrice entre le monde intelligible et le monde sensible. D’une part, elle immatérialise les formes sensibles, d’autre part, elle imaginalise les formes intelligibles auxquelles elle donne figure et dimension. C’est cette situation médiane qui d’emblée impose à la puissance imaginative une discipline impensable là où elle s’est dégradée en "fantaisie", ne secrétant que de l’imaginaire, de l’irréel, et capable de tous les dévergondages".
Il qualifie aussi le monde imaginal de la façon suivante : "Monde entre-deux, monde médian et médiateur, sans lequel tous les événements de l’histoire sacrale et prophétique deviennent de l’irréel, parce que c’est en ce monde-là que ces événements ont lieu, ont leur "lieu".
La connaissance cumule une démarche cognitive et une démarche expérimentale. L'une ne peut suffire sans l'autre. "Etudier sans réfléchir est vain; méditer sans étudier est périlleux", écrit Confucius.
Mais comment sommes-nous modifiés par cet état nouveau? C'est la question : "qu'est-ce que ça implique?".
III. Qu'est-ce que cela implique?
Il s'agit de se demander non pas ce que cela entraîne comme obligation, comme conséquence, comme devoir ou encore moins comme droit. Il s'agit de se demander ce que cela implique, c'est-à-dire emporte comme corollaire implicite.
Le premier de ces corollaires tient à la transmission. Cette transmission est sélective, elle n'est pas un dévoilement ni une profanation car l'expérience personnelle est intransmissible. Mais comme Enoch, l'initié est aussi initiant. C'est, par exemple, ce que fait l'ancien esclave de Platon en redescendant au fond de la caverne après avoir pu contempler la lumière du jour.
Le deuxième corollaire tient à la conversion du regard. Il s'agit de tourner son âme vers l'unité principielle pour rechercher l'unité sous la multiplicité et comprendre le monde dans une approche de cohésion et d'harmonie.
Le troisième corollaire tient à l'action, celle du chevalier. "La même vertu anime à la fois l'action et la contemplation" , nous dit Clément d'Alexandrie.
Le kabbaliste Léon Hebreu écrit que la Tradition a été révélé à Adam puis transmise à Enoch, puis à Noé. Ceci doit être lu symboliquement. Adam est l'homme fait de matière, riche de potentiel mais non encore accompli. Enoch est l'homme doué d'intelligence. Il désigne la part spirituelle de l'homme. Enfin, Noé est l'homme en qualité d'acteur de l'histoire. Ainsi Adam, Enoch et Noé représentent les trois fonctions de l'homme accompli : être, savoir, agir.
Le quatrième de ces corollaires est le plus intime, le plus puissant et celui qui conditionne les autres. Il est en même temps difficile à exprimer car touchant aux sommets de l'initiation templière. Il réside dans ce que l'homme renvoie vers Dieu. C'est le sens du shabbat qui exprime le mieux ce que l'homme peut restituer à son créateur. La création du monde est achevée le sixième jour mais la totalité n'est atteinte qu'avec le septième jour. Or ce septième jour n'est plus lié à l'intervention divine mais à l'intervention de l'homme ou, pour être plus précis, il est lié à l'intervention divine de l'homme. Sans elle, la création n'est pas achevée. Unilatérale, si l'on peut dire, par les six premiers jours, elle reste inerte. Or, l'homme est créé avec une potentialité : Clément d'Alexandrie dit que le propre de l'homme, c'est la faculté d'aimer Dieu. Cette tension de l'homme vers Dieu confirme, parachève, la création et fait passer Dieu de l'être à l'existence. "Souviens-toi du jour du shabbat" est la demande adressée par Dieu à l'homme de parachever l'Univers. Alors l'homme exprime sa part de divinité. "N'est-il pas écrit dans votre loi : "Moi j'ai dit : Vous êtes des Dieux". Alors, l'homme accompli a établi une alliance avec Dieu, pontife, il a établi un pont entre le principe créateur et la création, il a relié Adam à Dieu. En étant lui-même cet arc entre Ciel et Terre, il devient homme de gloire autant dans une vision ontologique qu'eschatologique.
En conclusion, je dirai qu'être médiateur entre l'Absolu et le Relatif, plus qu'une situation ou un état, c'est une posture. Cette posture de pontife est symbolisée dans la double tête de l'aigle. Elle l'est aussi par le Sceau de Salomon : un triangle recherche l'unité entre les deux pôles vers le haut, l'autre l'applique vers le bas.
L'intermédiation est ascendante, il s'agit d'avoir une vision cohérente des trois mondes. Elle est aussi descendante par l'action (vas!… Tu connaîtras le monde…).
L'accomplissement, c'est s'accorder sur le Principe pour guider sa vie et non ignorer ou mépriser le monde matériel.
"Une des fins assignées à l'homme est d'être heureux dès cette vie", écrit Dante dans Il Convivio.
Enfin, l'interprétation de la sentence : "l'homme est un lien entre le relatif et l'absolu" signifie qu'il n'est lui-même ni le relatif ni l'absolu. L’homme n’est ni ange ni bête…etc..
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire