« À l’exception de Babel — mais sa silhouette se découpe dans la lumière du mythe — les archives de l’utopie sont vides jusqu’au jour où Hippodamos, au Ve siècle, y dépose ses épures. À Milet, Hippodamos va construire une ville volontaire. La logique ordonne ses rues. Elle n’emprunte rien à la tradition, rien à la nature et rien aux dieux.
C’est par un sacrilège que l’utopie fait son entrée chez les hommes » , faisant coïncider son apparition avec la reconstruction de Milet par l’architecte Hippodamos, celui dont Aristote disait qu’il inventa le tracé géométrique des villes.
Certes l’introduction de l’angle et de la ligne droite dans l’architecture est bien antérieure à Hippodamos : la géométrie n’était absente ni de Babylone, ni de la plupart des cités orientales, mais elle n’y concernait qu’une partie de la ville — tel temple, telle enceinte, tel monument — et relevait d’une symbolique religieuse.
« Avec Hippodamos, l’angle change de statut : elle est désacralisée, il organise la ville en système. Il établit la résidence humaine sur une terre neuve, celle des mathématiques ».
L’apparition de l’utopie semble donc correspondre, dans l’histoire, à la naissance de l’esprit scientifique et de la rationalité occidentale. Elle traduit un déclin du religieux en même temps qu’un certain détachement des hommes par rapport aux courbes naturelles et aux configurations féminines qui jusque-là présidaient au tracé des villes. « Ce que dévoilent », les formes des premiers hameaux, c’est, la plus vieille couche formatrice, le bios : le nid, le sein, la jarre, la femme, la ville enfin ne forment que les illustrations provisoires d’un même modèle fondamental : la “nature”.
Et la ville d’Hippodamos, avec ses lignes droites, ses cercles et leurs rayons, est la première à s’en détacher ». Ainsi, l’Utopie serait née d’une soudaine transition de la ligne courbe à la ligne droite, de l’anarchie à l’ordre, de l’irrationnel au rationnel, de la nature à la culture, de l’ordre des dieux à l’ordre humain. Et c’est à partir de là que, s’élevant au-dessus des contraintes naturelles, les hommes se seraient mis à imaginer des architectures et des communautés parfaitement ordonnées, immuables, insensibles aux aléas du temps et se bornant à perpétuer un modèle initial fondé sur l’élimination du hasard et sur l’égalité absolue. D’où les constructions imaginaires qui ponctuent l’histoire de l’Occident, de Platon à Thomas More et de Campanella à Fourier ou à Marx.
Il est probable en effet que de tous temps les hommes se sont plu à imaginer des cités idéales, célestes ou terrestres, correspondant à l’image inversée de leurs conditions réelles d’existence. Dans les temps d’instabilité, de conquêtes ou de grands bouleversements, lorsque tout est fuyant et incertain et que la raison semble anéantie, comme sous le règne de Darius ou vers la fin du Moyen Âge, alors l’homme fait des rêves d’ordre, d’égalité et de justice : il échafaude des systèmes irréprochables où tout n’est que sécurité et harmonie. Au contraire, lorsque, comme aujourd’hui, la société est de plus en plus scientifiquement organisée et planifiée, lorsque l’individu est de façon croissante pris en charge par un État fortement structuré et centralisé, lorsque le bien-être se généralise et que la raison prétend régner, alors l’irrationnel reprend ses droits et l’utopiste, cette fois, prône le dépérissement des structures, rejette les institutions, table à nouveau sur le risque et la créativité, redécouvre le goût de l’autonomie et les vertus de la nature.
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